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Un matin, le cheval de Mathieu Santucci cessa de s’alimenter. Pollux, c’était son nom, n’avait montré aucun signe avant-coureur. Rien n’avait préparé à un changement de comportement. Simplement ce jour-là, quand Mathieu entra dans le box avec un plein seau de granulés spéciaux, le cheval d’ordinaire si empressé refusa d’y toucher. Il n’en approcha même pas les naseaux. Mathieu se déchargea du seau et cala ses poings sur ses hanches.
« Et ben, qu’est-ce que t’as ? »
Le cheval agita doucement les oreilles, comme pour dire que ce n’était rien, pas grand chose, un léger malaise, mais Mathieu ne l’avait jamais vu dans cet état. Il semblait éteint. Jusque là, et même depuis la mort de Fanny, il avait toujours montré un caractère difficile, la fébrilité de ces chevaux qui n’abdiquent pas leur part de sauvagerie. Même au repos, il restait vif et alerte. Si on le conduisait par un licol, il piaffait à chaque pas, agacé, tout juste retenu par un dressage jamais vraiment accepté. Mais ce matin, Pollux était une vieille bête usée.
Mathieu en toucha deux mots à Jean Dreux, à l’heure où celui-ci passait lui mener ses courses. C’était Jean qui s’occupait de la ferme depuis l’accident de Fanny ; Mathieu lui avait tout laissé. « Si t’es capable de la faire tenir encore debout, c’est bien. Moi je peux plus. Tout ce que tu récoltes est pour toi, je ne te demande que la petite cabane au bout du pré et ma tranquillité. Le village je veux même plus y aller, si je vois quelque chose qui me fait souvenir de ma femme, même un arbre qu’elle aimait bien dans une petite rue près de l’école, je pleure. Et ça suffit, de pleurer. Je te donnerai de l’argent, et si tu veux tu me feras les courses deux fois la semaine.
–C’est généreux de ta part, avait dit Jean. Mais y’a pas l’électricité là-bas. Tu tiendras pas l’hiver. On pourrait te faire tirer des câbles. Je connais des gars du village qui seraient contents d’aider. Yves, André, Maurice. Je pourrais en citer d’autres.
–Laisse, je tiendrai ou je tiendrai pas. J’y vais pas pour le confort. Là bas au moins, je serai seul. C’est ça qu’il me faut. »
Ce jour-là, Jean lui portait de gros sacs de viande séchée, de légumes et de fruits pas trop mûrs, pour tenir la semaine à la chaleur de juin. Mathieu les prit, paya, offrit du vin, et après un long silence qu’ils passèrent à regarder les sillons où jaunirait bientôt le blé, il dit : « Le cheval a l’air malade.
–Allons voir », proposa Jean.
Ils marchèrent jusqu’au box en pierre d’où sortait la tête de Pollux, se balançant avec mélancolie. Il ne se tourna pas à leur arrivée. Jean lui flatta l’encolure, qu’il trouva humide et sale. Il se pencha dans l’obscurité du box, vit que la mangeoire était pleine et prononça quelques paroles d’amitié pour la bête. Puis, croisant les bras :
« Il doit avoir quelque chose.
–Ca, oui. D’habitude c’est un jeune homme.
–Je ne suis pas assez calé. On pourrait faire venir le docteur.
–Non. Il va me poser des questions et je veux pas parler. »
Jean n’insista pas. Mathieu aussi devenait vieux, à vivre ici comme une pierre. C’était l’endroit et la solitude qui venaient à bout de ses forces, et sans doute de celles de Pollux.
« Mais tu y tiens toi, à ce cheval ?
-Ben, tu sais. C’était celui de Fanny. »
Jean posa une main sur l’épaule de Mathieu.
« Bon, écoute, c’est dommage. Si tu veux pas le docteur, il y a toujours le papé Bianchini, au village. Il connait les chevaux, lui, et c’est pas un causeur. Il te dira d’où ça vient.
–Bianchini ça va, si tu le dis. Mais le matin, et pas trop tard. Je veux pas qu’il reste. »
***
Ainsi le deuxième matin, Jean Dreux fit venir le papé Bianchini. S’acheminant avec une lenteur de scarabée, Il rejoignit Mathieu près du box et le salua en touchant son chapeau. Il tenait, coincée entre ses molaires, une pipe qui semblait éteinte.
Mathieu montra Pollux, et Pollux se laissa examiner sans aucune réaction, ses gros yeux noirs tous tristes et vides. Sa tête se balançait lourdement, de bas en haut. A certains moments, il avait l’allure comique d’un cheval de carrousel monté sur ressort. Mais le papé Bianchini n’avait pas l’humeur à la plaisanterie. Tétant sa pipe avec de petits bruits de salive, pour mieux réfléchir, il ouvrit la porte du box et entra voir la bête. Il la contourna lentement, laissant traîner une main noueuse comme un sarment sur son pelage sale, et alla même jusqu’à lui inspecter les dents. Quand ce fut fini, il hocha la tête, s’essuya le front du revers de sa chemise et dit :
« Il est malade.
–Ca oui je le sais, fit Mathieu. Ce que je voudrais savoir c’est ce qu’il a.
–Tu vois comme il balance sa tête ? Quand ils font ça, c’est qu’ils se languissent. »
Mathieu et Jean haussèrent les épaules en même temps.
« Mais enfin, si c’est pour me dire ça, figure-toi que je m’en doutais déjà. Seulement, il se languit de quoi ? Ca lui a pris hier, d’un seul coup.
–Tu le sors bien de son box ? Tu le laisses un peu galoper ?
–Oui, tous les jours. Sauf hier, qu’il a pas voulu.
–Alors c’est un mystère. Tu devrais faire venir le docteur. Des fois c’est la nourriture qui ne leur va plus. Ou peut-être qu’il faut le brosser plus dru. »
Il y eut un silence gêné, puis le papé Bianchini toucha son chapeau pour prendre congé. En suivant sa petite silhouette qui s’éloignait dans le pré, Mathieu fut pris d’une tristesse qui lui piqua le nez. L’espace d’un instant, il se vit dans sa cabane, attendant une mort qui pouvait mettre encore des années à venir, et sans même la compagnie du cheval de Fanny. Le simple fait qu’il ait perdu sa fougue et sa nervosité lui serrait la poitrine. Ca lui ramenait le souvenir de sa femme aussi nettement que cet arbre qu’elle aimait au village, parce qu’un soir, longtemps après leur mariage, à un âge où ce n’était pas raisonnable, ils avaient grimpé dedans et y étaient restés une heure à regarder le ciel.
« Fais venir le docteur, dit-il sans se tourner vers Jean.
–D’accord, demain », répondit celui-ci, qui avait tout compris.
***
Au troisième matin, le vétérinaire confirma le diagnostic du papé Bianchini. Le cheval traversait un épisode dépressif. Quelque chose s’était sans doute produit pendant la nuit et l’avait perturbé. Mais puisque Mathieu n’avait aucune piste, le docteur prononça cette phrase étonnante :
« On m’a dit que c’était le cheval de votre femme. Peut-être qu’elle lui manque. »
Mathieu sentit le feu prendre ses poumons.
« Qui vous a dit ça ?
–Des gens… Des gens au village, bredouilla l’autre, comprenant sa maladresse.
–Des gens au village ? dit Mathieu, en ouvrant de grands yeux. Mais qui ? Les gens parlent de Pollux au village ? Jean, c’est toi ? »
Resté à quelque distance, Jean secoua vigoureusement la tête. Mais contraint de s’expliquer, par l’amitié qui le liait à Mathieu, il dut bien convenir que le papé Bianchini était un peu plus bavard que ne le prétendait sa réputation. Au village, on avait déjà commencé à parler. Quelques uns, parmi les plus anciens, s’étaient fait leur idée. Pour eux, Pollux se languissait de sa maîtresse.
« Tu vois ? grogna Mathieu. Tu vois pourquoi je veux rester seul ? Qu’ils me foutent la paix, ces fouilles-merde. L’accident de Fanny, c’était il y a un an. Pourquoi cette pauvre bête irait faire une dépression après tout ce temps ? »
Le vétérinaire reconnut qu’il n’en avait pas la moindre idée, mais que cela restait une hypothèse plausible. Il conseilla un brossage plus dru et plus fréquent, ainsi que l’obligation pour Pollux de faire quelques pas hors de son box chaque jour, même s’il y mettait de la résistance. Il quitta les lieux sans demander d’argent.
« Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Jean.
–Qu’est-ce que tu veux, je le brosserai plus dru. On verra bien. En attendant, je ne veux plus personne chez moi. J’ai presque parlé pour une année. »
Il posa une main sur les naseaux de Pollux, et Pollux hocha la tête avec mélancolie.
***
Le quatrième matin pourtant, la rumeur courait au village que le cheval de Mathieu Santucci était malade de la mort de sa maîtresse. Les gamins, qui ne connaissaient pas Mathieu comme leurs parents, prirent la chose à la plaisanterie, et quelqu’un lança cette blague que le cheval avait entamé une grève de la faim. Pour légère et superficielle qu’elle fût, cette expression agit comme le déclencheur d’un curieux emballement médiatique.
Il faut dire que Fanny Santucci avait été tuée l’année précédente, peu de temps après la mise en service d’une portion de route à grande vitesse près du village. Le chantier n’avait pas cessé d’être impopulaire auprès des riverains, qui cherchaient à entraver la poursuite des travaux. Leur résistance obstinée avait fait l’objet de plusieurs reportages télé mi sarcastiques mi admiratifs, notamment lors des actions les plus retentissantes, dont le démontage méticuleux de deux engins de terrassement, et l’organisation d’un pique-nique sur le tronçon de route en pleine journée.
Le projet avait pourtant été mené à son terme mais, quelques jours après la mise en service, un fragment de cent-mille mètres cubes de terre s’était détaché d’un remblai, emportant avec lui une gigantesque part de route et s’écroulant en avalanche sur un coin de campagne. « Ca aurait pu être bien pire » fut, à peu de choses près, la conclusion des experts mandatés pour l’enquête interne. Ce fut néanmoins le pire pour deux automobilistes qui perdirent le contrôle de leur véhicule, quittèrent la route, s’écrasèrent sept mètres plus bas et furent tués sur le coup. Ce fut aussi le pire pour Fanny Santucci, qui avait l’habitude de faire de longues marches le dimanche après-midi, en suivant un chemin de randonnée qui passait en contrebas de la route. Elle se présenta au mauvais moment. Elle n’eut pas le temps d’avoir peur, et ne put penser ni à Mathieu ni à son cheval ; des millions de tonnes de terre et de gravas l’assommèrent et l’ensevelirent sans qu’elle ne sente rien.
« Trois morts c’est déjà trop, mais nous pouvons nous réjouir qu’il n’y en ait pas eu plus », psalmodièrent quelques responsables hébétés, tandis que le scandale prenait de l’ampleur. Il y eut quantité de débats télévisés, de promesses et d’invectives, de longues mises en branle de procédures pénales, et de son côté, Mathieu se débarrassait de ses meubles et s’installait dans la cabane derrière le pré pour y mourir. En quelques semaines, il coupa tous ses liens avec le village, ne se donnant même pas la peine de recevoir ceux de ses amis qui ne voulaient pas l’abandonner. Mathieu voulait être abandonné. Il voulait être une pierre.
C’était de s’occuper de Pollux qui l’avait maintenu en vie. Le sacré cheval fougueux de Fanny, qui détalait au grand galop quand elle faisait ce bruit de criquet avec la bouche, et alors Mathieu ne les voyait plus de la journée ; et quand elle rentrait, Fanny sentait l’herbe et le vent, et la poussière marquait ses rides ; et quelques fois, alors qu’ils ne se parlaient plus trop et que ses amis du village lui promettaient que c’était la fin de son couple, quelques fois après ces balades ils faisaient l’amour avec une fureur d’animaux, et c’était bon de la tenir contre lui, ses cheveux qui sentaient l’herbe et le vent, ses rides marquées, c’était si bon mais elle avait disparu, morte engloutie sous la terre, et son sacré cheval fougueux était resté fougueux après ça, fougueux comme avant, n’ayant pas compris qu’il ne la verrait plus, et il avait bien fallu le nourrir et s’en occuper car Fanny l’avait aimé.
***
Dans les jours qui suivirent, alors que Mathieu cherchait à comprendre pourquoi Pollux était tombé malade précisément cette nuit-là et pas avant, on souleva de nouveau l’affaire de la route effondrée. L’histoire du cheval de la randonneuse ensevelie, qui avait cessé de s’alimenter quelque temps avant l’anniversaire de l’accident, s’était répandue bien au-delà du village. Par amusement au début, quelques journalistes de région répétèrent la blague sur la grève de la faim. Ils ajoutèrent que c’était une manifestation contre la négligence des services publics. Puis l’information remonta au niveau national. Et des journalistes mirent le cap vers la maison des Santucci.
Mathieu avait surpris le premier au milieu du pré, avec ses chaussures de ville et cette façon agaçante de se s’exprimer qu’ils avaient tous, à croire qu’ils étaient déjà de bons copains. Le type n’avait pas voulu partir, et avait continué à poser des questions comme un enfant pénible, qui ne sait plus s’arrêter. Sur Fanny, mais surtout sur Pollux. « On peut le voir ? » avait-il même demandé, sans préciser qui diable se cachait sous ce « on ». Celui-là, Mathieu te l’avait attrapé par le col et fichu dehors à coups de pieds au cul.
Mais d’autres vinrent, plus nombreux à mesure que la date anniversaire de l’accident approchait. Ils réussirent à photographier la mine éteinte de Pollux et à filmer son balancement. A la télévision, des experts vétérinaires affirmèrent que l’hypothèse d’un choc causé par le deuil était plausible.
Pollux devint le symbole d’une lutte étrange. Tout était ramené à lui ; c’était un moyen efficace de faire sentir le poids du drame. Il devenait le représentant de la lutte des petites gens contre l’administration aveugle. Au plus fort de l’ivresse médiatique, un philosophe lâcha en direct à la télévision que ce cheval était un exemple d’humanité. A force de ténacité, on finit même par interviewer Mathieu. On l’exhorta à tout dire, à raconter son mariage avec Fanny, à expliquer comment il s’était occupé de Pollux après sa mort, à dire que cette pauvre bête avait été son dernier point d’attache avec elle.
« Vous l’aimez ce cheval, n’est-ce pas ? lui avait demandé un journaliste, en le regardant si fort au fond des yeux qu’il ne savait plus où se mettre.
–Je l’aime, je l’aime… avait grommelé Mathieu, embêté comme tout. Qu’est-ce que vous voulez, c’était son cheval. »
De dire ça devant le regard silencieux de la caméra, ça lui avait donné envie de pleurer. Il en avait même eu le menton qui tremble. Mais tu parles s’il s’était laissé faire. « Et alors, vous allez filmer du silence comme ça encore longtemps ? » avait-il fini par leur demander. Le journaliste n’avait pas semblé satisfait. « Vas-y, laisse tomber, coupe » avait-il lancé d’une voix sèche à son équipe.
Et pendant tout ce temps, solitaire dans son box, Pollux balançait toujours sa tête.
Un soir, un journaliste de la télévision particulièrement inspiré le nomma « Le Cheval Révolté », dans une tentative confuse de paraphraser Albert Camus. La formule connut un succès immédiat malgré son haut niveau de ridicule, et se répandit comme une fièvre hémorragique. Bientôt toute la presse pissait du Cheval Révolté, les radios et les chaînes télévisées en bourdonnaient. Mathieu n’en savait pas grand chose, mais il avait perdu la possibilité d’être seul.
***
A la mi-juillet, alors que le soir tombait, il vit venir par le pré un groupe de quatre hommes portant de petits sacs en plastique. Il les prit d’abord pour des journalistes, mais un coup tonna dans sa poitrine quand il les reconnut. C’étaient Salain, Bernard, Millon et Canal, quatre du village, de ceux qu’il n’avait jamais voulu revoir après l’accident de Fanny. Dans les sacs ils menaient du saucisson, du pain et des bouteilles. Mathieu flancha pendant une seconde, se demandant s’il ne ferait pas mieux de s’enfermer dans sa cabane pour qu’ils repartent, mais il se campa finalement sur le chemin et cala ses poings sur ses hanches. Un sourire lui vint, et c’était un sourire sans calcul, qu’il ne put ni empêcher ni réduire.
« Vous n »avez pas pu vous empêcher, hein ? leur lança-t-il.
–On est venus voir la vedette, cria Yves Salain.
–Et ben. Vous me voyez.
–Hé pas toi, figue ! gueula Canal. Ton bourrin. »
Quelque chose comme un rire secoua la gorge de Mathieu.
Ils mangèrent à la table devant la maison, et l’un d’eux tira un journal de son sac. Dans un article des premières pages, sur plusieurs colonnes, on parlait du Cheval Révolté et du courage de son maître. De son authenticité aussi. Ils lui en firent la lecture, et Mathieu leur dit : « C’est eux qui veulent que je sois comme ça. Authentique, et toutes ces choses qu’ils écrivent. Ca leur ferait plaisir. Quand ils viennent ici, ils croient qu’ils vont me trouver en colère et combatif, et que je leur dirai que j’abandonne pas la lutte. Ils me répètent ça tout le temps. Lâchez pas l’affaire monsieur, ils me disent. Qu’est-ce que tu veux. Et ce cheval de misère, il se révolte pas, il se languit de Fanny. Ils avaient tous raison, je le sais maintenant. Il a dû attendre tout ce temps en croyant qu’elle reviendrait, et elle revient pas. A la fin de juin, souvent, elle partait avec lui, et je les voyais plus pendant deux jours. Elle allait jusqu’aux collines de la Lègue. Ca lui prenait à une date précise, le soir du solstice. C’était une manière de fêter l’été. Fanny elle était, tu sais… Avec la nature, elle avait ce côté-là. Et puis, moi je sais pas bien monter à cheval, et je crois pas qu’elle aurait voulu que je la suive. C’était un truc à elle. »
Ils se turent un instant, burent un peu de vin et attendirent que le soleil descende plus bas sur l’horizon.
« Tu vas nous le montrer, alors, ce bourrin ? demanda Canal.
–Il est là-bas. »
Le Cheval Révolté avait perdu dix kilos et battait la mesure à un tempo très lent. Ils lui flattèrent l’encolure et le grattèrent entre les oreilles. Mathieu fut le dernier. Sur une impulsion, il posa son vieux front sur le chanfrein de l’animal. « Pauvre vieux », il dit.
Puis, se tournant vers les autres.
« C’était le soir du solstice. C’est là qu’il a compris.
–Ou bien peut-être qu’il n’a pas compris », fit André.
Mathieu fronça les sourcils.
« Et pourquoi il serait dans cet état, alors ? Ca lui est venu d’un coup, dans la nuit.
–Peut-être que c’est l’attente qui le tue. Peut-être qu’il n’a pas compris. Tu n’es jamais retourné là où ça s’est effondré ?
–Tais-toi, fou ! Pourquoi j’irais là-bas ?
–Pour fixer les choses. Pour en finir une bonne fois.
–Allez, va ! » trancha Mathieu, mais ses yeux s’étaient embués.
Il les raccompagna jusqu’à la cabane. La lune était déjà bien blanche. Ils le saluèrent, et Salain lui tapa dans le dos. Il hocha la tête, parce que c’était comme ça qu’on en disait le plus, à leur âge. Il les suivit du regard sur le chemin qui longeait le pré, quatre vieux qu’il avait voulu ne jamais revoir, puis débarrassa la table du saucisson et du vin. Un demi sourire lui allumait le visage. Il avait désiré être une pierre, et maintenant il y avait ce saucisson et ces bouteilles sur le buffet, à l’intérieur avec lui. Et cela, grâce à son Cheval Révolté. Grâce au sacré cheval fougueux de Fanny.
Il se coucha, ferma les yeux et dormit.
***
Au matin, il s’habilla d’un costume noir, sortit et marcha vers le box. Pollux ne montrait aucun signe d’activité mais Mathieu entreprit de le seller. Il agit patiemment, concentré sur chaque geste. Il passa le mors et les rênes. D’une main ferme, il obligea Pollux à sortir de sa petite case. Le soleil de juillet fit des reflets sur sa robe.
Ils remontèrent jusqu’au pré devant la cabane, marchèrent le long du chemin et quittèrent la ferme. Ils s’engagèrent sur un sentier étroit et s’enfoncèrent dans les bois. Pollux semblait si fragile et fatigué que Mathieu n’osait pas le monter. C’était aussi bien. La marche lui plaisait, elle étirait ses muscles endormis et agitait son sang paresseux. Ils franchirent un petit gué, montèrent un talus et quittèrent le bois pour aller sur un grand terrain découvert.
Mathieu tenta de capter le regard de Pollux avant de pointer un doigt vers l’horizon.
« La Lègue, c’est par là, tu vois. Mais nous, on va ailleurs. »
Il fallut encore une heure avant d’atteindre la route, puis dix minutes pour apercevoir le tronçon abandonné. Ils firent une pause. Le soleil cognait dur.
« Ca demande juste un peu de courage, vieux. »
Mathieu saisit un étrier et leva une jambe pour y mettre le pied. Ses articulations gémissaient comme de vieilles poutres, mais il put se hisser sur la selle. Pollux ne broncha pas. Mathieu lui donna un léger coup de talon. Poussant un soupir, l’animal fit quelques pas sur le chemin, tout droit vers le lieu de l’accident. Il avait été déblayé pour permettre le dégagement des voitures et des corps, si bien que l’on pouvait de nouveau y passer.
Mathieu arrêta Pollux quand ils furent au bon endroit.
Ils restèrent ainsi un instant. Rien de spécial ne se produisit.
« Voilà. C’est fini », dit Mathieu.
Et d’un coup rude et nerveux, il talonna le cheval. Celui-ci fit un écart, et une lueur flamba dans ses yeux. Il hésita un quart de seconde, tournant à présent la tête en tout sens, comme réveillé en sursaut et traqué par un fantôme. Une bourrasque les fouetta, menant avec elle une odeur d’herbe et de poussière.
« Allez ! » cria Mathieu.
Et avec une fougue d’animal sauvage, une rage soudaine, Pollux se précipita sur le chemin, faisant gicler les pierres sous ses sabots.
Le vent.
Mathieu serra plus fort les rênes.
Le vent.
Fanny.
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