Raconte-lui

Quand j’avais treize ans, ma mère a engagé un professeur de piano pour me donner des cours à la maison. Elle pensait que le faible niveau du conservatoire bridait mes capacités. L’homme qu’elle avait trouvé s’appelait Chahid, et je ne l’aimais pas. C’était un vieux monsieur maigre, sévère, les yeux comme de grosses billes noires cachées sous des sourcils énormes. Je n’arrivais pas à soutenir son regard parce que j’avais toujours l’impression qu’il était en colère contre moi. Il parlait rudement, et jamais pour me dire autre chose que : « ton tempo n’est pas stable ! », ou bien : « n’utilise pas la pédale, ça te fait perdre la pulsation ! »

J’ai suivi ses cours pendant un an, et puis il s’est passé quelque chose de grave. Je n’oublierai jamais ce moment. On était seuls à la maison, au milieu d’un après-midi de juin. Il faisait un temps magnifique. La lumière tombait à mes pieds à travers les carreaux, et une fine poussière lui donnait du volume. Je travaillais une suite de Bach. A un moment, Chahid s’est levé de son tabouret pour aller fermer la porte. Je le sentais nerveux depuis son arrivée — il s’agitait et ne relevait pas mes erreurs. Il s’est levé, oui, il est allé fermer la porte, il est revenu s’asseoir à côté de moi et il m’a dit « arrête un instant, veux-tu ? » Moi je ne voulais pas arrêter, car je sentais la menace comme une main autour de ma gorge. J’aurais voulu qu’il parte, ou que ma mère rentre plus tôt que d’ordinaire. Mais nous étions seuls pour une demi-heure encore, alors je me suis arrêtée quand même. Je n’ai pas osé le regarder. J’ai posé les mains sur mes cuisses, il y a eu un long silence, et puis d’un coup, Chahid m’a dit : « ton père, qu’est-ce qu’il te fait ? »

Ca m’a cueilli comme une gifle. Je suis restée muette. Il a insisté : « tu n’as pas à porter ça toute seule sur tes épaules. » Une fureur soudaine, mêlée d’indignation, m’a empourpré les joues, et je me suis contractée toute entière pour ne pas réagir. A toute allure, les yeux fixés sur le piano, je me répétais que c’était un sale con qui ne savait rien, et de quoi est-ce qu’il se mêlait, et qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Il a ajouté : « tu sais, je ne dirai rien. Mais toi, si tu veux parler, tu n’as qu’à le faire sans me regarder. » J’ai répondu sèchement que je ne comprenais pas. « Reprends mesure 24 » a-t-il dit. « Et tiens ton tempo. »

Comment est-ce qu’il a su, je l’ignore. J’imagine que ça devait se voir. A la maison, mon père laissait sans doute échapper des gestes équivoques. Il n’a jamais dû considérer Chahid comme un danger. Quant à moi… Depuis longtemps je ne faisais plus la différence entre les gestes normaux d’un père envers sa fille, et ces marques de possession qu’il affichait en public. Cette façon de me toucher, de caresser mon visage tout en me bloquant contre lui, et ses mains qui se glissaient partout sans gêne, sans retenue. En plus de croiser la route de Chahid, j’ai eu cette chance que mon père soit un monstre de vanité, persuadé que sa stature suffirait à le protéger. Avec le recul, je suis certaine que d’autres ont eu des soupçons : la famille, des amis. Mais il s’en fichait. Peut-être que ça lui plaisait ; tout ce monde-là sous son empire.

Pendant trois mois je suis restée de marbre. J’ai failli demander à ma mère de licencier Chahid, et je l’aurais fait s’il avait repris ses allusions ; mais il n’a plus rien dit. Moi, intérieurement, je devenais folle. Je réfléchissais tout le temps, le jour et la nuit, cherchant une façon de tout raconter. Je m’imaginais en train de lui expliquer ce qui se passait, mais toujours abstraitement ; dès qu’il fallait penser aux mots précis, aux phrases à dire, je perdais la tête, tout devenait confus. Et puis au bout de trois mois, lessivée, j’ai arrêté de jouer et j’ai réussi à prononcer ces deux mots de cataclysme : « mon père… » Sans le regarder. J’ai cru que le silence allait me tuer. Mais en comprenant que je n’irais pas plus loin, Chahid m’a encouragée très doucement : « si tu ne peux pas me le dire, essaie de le dire au piano. »

Je n’ai pas bien compris ce que ça signifiait mais, toute fébrile, j’ai ouvert l’une de mes partitions préférées. C’était une variation de César Franck. J’ai essayé de la jouer mais je tremblais trop. Je m’y suis reprise à trois, quatre fois, et d’un coup j’ai attrapé le train en marche. Il y a un accord de fa dièse au début : je l’ai plaqué brutalement, avec méchanceté, et je l’ai laissé sonner dans la pièce jusqu’à ce qu’il s’efface, pour entendre jusqu’au bout sa grande voix de juge et de protecteur ; et alors je me suis mise à parler au piano. J’ai raconté ce qui se taisait en moi depuis des années, et c’était limpide. Je comprenais tout, j’avais soudain une langue pour dire ce que j’ignorais vouloir dire ; je devenais un peu plus lucide, un peu plus désespérée à chaque instant, ça sortait de moi à gros bouillons, et le piano rugissait cette souffrance dans la maison. A la fin, je me suis tournée vers Chahid, terrifiée, et j’ai fondu en larmes. « Ne le répète pas ! Ne dis rien à personne ! »

Mais je savais qu’il ne pourrait pas se taire, alors je lui ai menti. Au piano j’avais tout révélé, mais à lui, je ne pouvais en dire plus. Sur le moment, la charge était trop lourde, et j’ai fait marche arrière comme j’ai pu. « Mon père est injuste avec moi, j’ai balbutié au milieu des sanglots. Quand j’ai des mauvaises notes, je n’ai plus le droit de sortir, je n’ai plus le droit à la télé… » Chahid m’écoutait avec une stupéfaction grandissante, et il a fini par m’interrompre à mi-voix : « mais… Est-ce qu’il te touche, Nour ? Est-ce qu’il t’oblige à faire des choses ? » Et j’ai nié, j’ai joué le quiproquo, j’en ai ajouté sur les tracasseries des adolescents, sur mon téléphone portable et mon forfait internet. Je ne sais pas s’il m’a crue, mais il a été suffisamment désarçonné pour garder ses doutes.

La semaine suivante, j’avais repris mes esprits. Ma position officielle était claire : mon père ne faisait rien d’anormal. Mais en vérité, je ne pensais qu’à ça. Chahid avait ouvert les portes ; je crevais d’envie d’en parler mais je manquais de forces. Alors pendant les deux années qui ont suivi, nous avons poursuivi une longue discussion codée, Chahid, le piano et moi. J’ai joué des valses, des sonates, des préludes, et dans Schubert, dans Beethoven, dans Poulenc et dans Messiaen, je n’ai cessé de dire ce qui me crevait les chairs et que les mots étaient impuissants à rendre ; impuissants et maladroits, procéduriers, normatifs. Au piano, rien d’aussi étroit que des mots : ma colère contre mon père n’a cessé de grandir jusqu’à culminer en haine pure. Et Chahid, dont je n’ai jamais su à quel point il me comprenait, m’encourageait à devenir folle. Il m’a proposé d’attaquer les plus grandes sauvageries jamais écrites pour le piano, les études de Scriabine, la sonate de Liszt ; j’avalais leurs difficultés et il me disait : « je n’ai jamais eu d’élève comme toi. » Il me disait aussi : « mets-toi en colère tant que tu veux mais garde la pulsation. » Puis il ajoutait, conscient ou non de jouer avec un explosif : « C’est bien. Maintenant mets-y plus de feu. » Durant ces années, mon père a dû se rendre compte que quelque chose changeait, car chaque fois qu’il m’approchait je lui opposais résistance et mauvaise humeur là où autrefois, la terreur et la honte me paralysaient. Mais alors il devenait brutal et je cédais. Quant à ma mère, elle détournait les yeux. Ca au moins, ça n’a jamais changé.

C’est durant la période où je travaillais la sonate de Liszt qu’un soir j’ai pris le marteau dans la caisse à outils et l’ai caché sous mon oreiller. Mon père est entré dans ma chambre en pleine nuit. J’ai fait semblant de dormir jusqu’à ce que je l’entende déboucler sa ceinture. Là je me suis levée pour allumer le plafonnier. Il se tenait au milieu de la pièce, pantalon aux chevilles. Il est resté bête — « Qu’est-ce que tu fous ? Recouche-toi. » J’ai secoué la tête. « Non. Toi, rhabille-toi. » Ses yeux auraient pu lui jaillir des orbites. Il s’est s’énervé, et il a peut-être eu le temps ouvrir la bouche avant que je ne lui hurle dessus : « rhabille-toi je te dis ! » Alors il s’est avancé vers moi pour m’attraper par le col. Seulement il n’avait pas vu le marteau, et quand sa main s’est approchée, je l’ai frappée de toutes mes forces. J’ai entendu les cordes du piano, l’accord qui sonnait en même temps. Si mineur. Il a crié. Tandis qu’il ramenait sa main à lui, reculant à petits pas encombrés, j’ai frappé à nouveau, sur le bord de mon bureau. A travers un brouillard de larmes j’ai crié « Rhabille-toi et sors de ma chambre ! »

De toute ma vie, je n’ai plus jamais été dans un tel état. Et s’il avait voulu s’en prendre à moi, je l’aurais frappé à la tête. Je savais précisément où, car j’avais très envie de le faire — seulement, je gardais la pulsation. Il l’a senti. Il n’a pas bougé, tenant sa main éclatée dans les poils de sa poitrine, le visage décomposé en une expression de surprise et d’outrage. « Tout est fini, j’ai dit. A partir de ce soir je vais me défendre et je vais parler. Si tu me touches, je te casse un doigt ou je te coupe la main pendant que tu dors, ou n’importe quoi mais tu le paieras et ça se saura. —Il n’est pas question… » J’ai frappé sur le bureau. Une fois, deux fois, trois fois. « Mais teste-moi ! Fais quelque chose, teste-moi ! » Il n’a pas répondu. Ridicule, impuissant, il a remonté son pantalon, ramassé sa chemise avec sa main blessée. Il m’a regardée d’un air de reproche infantile qui a décuplé ma fureur (mais je tenais le tempo), et il a quitté ma chambre.

Le lendemain, musique en tête, je me suis présentée au commissariat. Après avoir tout raconté, j’ai demandé si je pouvais téléphoner à quelqu’un. J’ai composé le numéro de Chahid. J’aurais voulu l’avoir devant moi pour le serrer dans mes bras, mais quand j’ai entendu sa voix au téléphone, je lui ai seulement dit : « vous savez, j’ai bien gardé la pulsation ! » Et puis j’ai éclaté en sanglots.

6 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. CéLau dit :

    Cette histoire garde autant la pulsation que sa protagoniste. C’est important un coeur qui bat.

    J’aime

  2. J’ai des frissons et des larmes aux yeux

    Aimé par 1 personne

    1. Jourdan dit :

      Je suis content que cela vous ait touché. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de me le faire savoir.

      Aimé par 1 personne

  3. neiljomunsi dit :

    C’est une triste et dure nouvelle, mais, comme souvent avec toi, elle dégage une belle lumière. Merci de l’avoir partagée ici.

    J’aime

    1. Jourdan dit :

      Merci ! C’était ce que j’espérais… Content de te voir passer ici ^^

      J’aime

  4. Elle est très visuelle cette nouvelle.
    Certains passages percutent nettement l’esprit, mais peut-être est-elle un peu trop visuelle justement ? Ou très (trop) factuelle ? Quelque chose, à un moment donné, prend le pas sur les sentiments purs, c’est assez étrange. Et pourtant, elle m’a beaucoup touchée, notamment dans la justesse des rares lignes de dialogue.

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire