Métamorphoses

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1. Gueule de bois

Max ne se souvenait pas s’être jamais senti aussi mal.

Il croyait pourtant avoir évacué l’alcool avant de sombrer : sur le chemin du retour, il s’était écarté du groupe en rigolant pour aller dégobiller contre un arbre. Ça avait brûlé par où ça passait, et son esprit sonné lui avait même suggéré que ce jet chaud et blond était plus acide que du liquide de batterie. D’ailleurs ça fumait, dans le froid de la nuit, ça fumait sacrément, et Max n’avait pu se sortir de la tête que c’était en train d’attaquer l’écorce. Le lendemain, à tous les coups, ça aurait creusé un trou. Parce que lui en tout cas, ça le brûlait vachement à la gorge et aux lèvres — comme s’il venait de croquer un piment. Max avait contemplé ça, hébété, sous les rayons de lune, et avait cru pouvoir calmer le jeu en arrosant l’arbre d’un bon jet de pisse bien alcaline. Acide plus base donnait de l’eau, s’il se souvenait bien. Il entendait encore les autres se marrer sur le chemin, il avait tout le temps. Alors il avait pissé, et Dieu sait par quel effet bizarre de la Tequila ou de la pleine lune, il avait eu l’impression que sa pisse était verte. D’un vert brillant, de la couleur des touillettes fluo en boîte de nuit. C’était pas bien net de pisser vert comme ça, mais il n’y avait rapidement plus pensé. Jaune et vert, de toute façon, c’est pas des couleurs très distinctes.

En rejoignant les autres, il s’était senti léger, presque d’attaque pour se descendre une autre bouteille. Mais ils avaient ouvert la cabane et s’étaient écroulés dans les lits. La fatigue les avait balayés. Près de lui, il avait entendu Charles dire qu’ils auraient dû tenter le coup avec une locale, que ça ne se faisait pas de rentrer comme ça, torchés à quatre mecs sans une petite pour les aider à s’endormir. Et puis très vite, de puissants ronflements d’ivrognes.

Mais ce matin, il se demandait si cette vidange contre le tronc d’arbre n’avait pas été qu’un rêve ; parce que sa gueule de bois était intolérable. On lui avait vissé de grandes tiges de fer dans les tempes, les yeux, la mâchoire, et bourré le crâne de plomb en fusion. Il parvenait à peine à grimacer, et quand il le faisait, il sentait que sa peau aurait pu se fendre. L’intérieur de sa bouche avait été frotté au sable sec, et il y régnait une puanteur de charnier. Sa poitrine brûlait, son estomac brûlait, ses mains brûlaient, ses couilles brûlaient comme des marrons chauds, et de grosses pierres brûlantes patientaient en file indienne dans son abdomen, attendant la libération. Par-dessus tout, il crevait de chaud. La cabane était chauffée à blanc et envahie de vapeurs d’alcool. Ça puait la sueur, la Tequila et le dégueulis.

Max se traîna hors du lit. Charles pionçait toujours à côté de lui, entortillé dans un chantier de draps sales et d’oreillers. Il fit comme il put pour rester silencieux, et progressa vers la salle de bain à petits pas de vieillard. Il aperçut par les fenêtres qu’il avait plu dans la nuit, et imagina la sensation bienfaisante de l’air frais sur son visage gonflé d’alcool. Il fut même tenté de reporter son passage aux toilettes pour aller respirer dehors. Il songea aussi à Numa qui devait être debout depuis des heures, vive et élastique, concentrée à une tâche quelconque, tressant des cordes ou taillant du bois, et il eut terriblement honte de son état.

Il entra dans la salle de bain, poussa le verrou et s’assit sur les toilettes. Les pierres chaudes dans son ventre piaffaient d’impatience, et se bousculèrent tandis qu’il se prenait la tête dans les mains. Penser à Numa lui serrait le coeur mais soulageait aussi sa gueule de bois. Après ce qui s’était passé dans la jungle, il avait conscience que la revoir était impossible, et qu’elle ne serait désormais plus que l’un de ces rêves de puceau qu’il avait l’habitude de se fabriquer. Mais enfin, ça ne faisait de mal à personne d’y penser quand même — à l’éclat doré qu’il avait aperçu dans ses yeux, et son sourire qui lui coupait le souffle jusque dans ses rêves, et sa silhouette fantastique disparaissant dans les arbres entre quatre bonds surnaturels. Max n’était ni vif ni élastique, lui, il ne savait jamais comment se tenir, et puis il rigolait tout le temps pour rien, il n’avait aucun autre sujet de conversation que l’ethnologie, et se demandait bien de quoi ils auraient pu parler si, par miracle, ils avaient fini par nouer une relation intime.

Intime, grogna-t-il, d’une voix descendue de deux tons au-dessous de sa voix naturelle. Sûrement une relation intime, ouais. Et elle m’aurait emmené dans les arbres pour me montrer les oiseaux pendant que je lui aurais parlé de Ruth Benedict et du relativisme culturel. Bouffon.

Deux galets brûlants tombèrent dans la cuvette avec un bruit de déglutition, et Max ricana. D’abord, éliminer tout ce qui pourrissait son corps d’Occidental ramolli, soigner ce mal de crâne qui lui donnait l’impression de porter une tête trois fois trop lourde, et tenter ensuite de se guérir. Changer, devenir quelqu’un d’autre. Peut-être que s’il se rendait plus fort et moins superficiel… Numa ne lui en voudrait pas. Elle avait bien vu ce qui s’était passé. Il y avait peut-être un moyen d’arranger les choses. Oh non vraiment, il ne pouvait s’empêcher de penser à Numa, au corps incroyablement lisse et allongé de Numa, son corps fait pour courir et se cacher dans les arbres, et il songeait peut-être aussi à Platon et aux Idées, quelques restes d’anthropologie philosophique qui l’avaient marqué. Il se disait vaguement que c’était elle, l’Idée platonicienne de l’homme, le modèle du corps humain idéal, que c’étaient ses muscles et sa légèreté, et que lui et sa gueule de bois étaient l’incarnation de cette Idée, c’est à dire sa concrétisation foireuse dans la réalité ; un genre de contrefaçon taïwanaise, bricolée à la va-vite à partir de fluides et d’organes vérolés, qui se barraient en couille une fois dépassée la trentaine.

Il leva ses fesses des toilettes, se traîna jusqu’au lavabo et jeta un œil à sa tronche ravagée. En découvrant son reflet dans le miroir, il tomba en arrêt. Puis il crut qu’il allait éclater de rire, mais le rire ne sortit pas. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? songea-t-il, portant ses mains à ses joues. Il toucha doucement le cuir qui couvrait son visage, le palpa un instant, abasourdi, il toucha les coins de ses yeux, les boursouflures des pommettes, et enfin, son esprit ne fut plus en mesure de nier l’évidence. Brusquement, Max eut la sensation de se vider par les pieds. Secoué de palpitations, il pinça la peau et se mit à tirer dessus, puis tenta d’arracher l’espèce de masque qu’on lui avait passé dans son sommeil ; sauf que ce n’était pas un masque. C’était bel et bien son visage. Mais non ! trembla-t-il. Mais non, non, putain mais non !

Il s’aperçut qu’il avait reculé quand son dos heurta la porte des WC. Machinalement il se retourna pour vérifier qu’elle était toujours verrouillée. Et quand il retrouva son reflet dans le miroir, son cerveau reconstitua le puzzle. L’explication se forma toute entière, en une seconde. Sans qu’il ne s’en rende compte, il commença à gémir, puis se mit rapidement à crier ; non, non, non ! Il cria, agrippé aux défenses jaunes qui sortaient de dessous ses lèvres, il cria sans pouvoir s’arrêter, et d’entendre sa voix déformée à ce point faillit le rendre fou.

Car sa tête n’était plus sa tête. Brute, massive et lourde, couverte de poils épais comme des câbles, dotée de petits yeux noirs enfoncés dans des replis de chair glabre, sa tête était maintenant le crâne déformé, la gueule cauchemardesque d’un énorme sanglier. Un sanglier qui respirait par sa bouche et bavait une mélasse brune à grands flots puants, jusque dans le col de son pyjama.

Et s’il ne se trompait pas, la métamorphose ne faisait que commencer.

2. Max et Clémence

Tout s’était décidé pendant une soirée de travail chez Charles.

C’était déjà la deuxième consacrée à chercher un sujet de mémoire, mais elle avait tourné une fois de plus aux débats futiles, aux films d’horreur et aux pizzas surgelées. Max était arrivé en retard, déjà passablement ivre, anéanti par une nouvelle qu’il brûlait d’annoncer aux autres. Il savait que parler lui ferait du bien ; mais quand il était entré chez Charles, tout le monde était déjà plongé dans un vieux film de Mario Bava ou Dario Argento, un de ces films baroques où le sang coule épais comme de la teinture d’iode. Impossible d’en placer une. Alors il s’était enfoncé dans un fauteuil, pour ronchonner jusqu’au générique de fin.

« Clémence sort avec Thomas, avait-il déclaré. Ça y est. »

Seul Slimane avait fait l’effort de compatir. Hugo n’avait même pas relevé l’information, et Charles s’était ouvert une bouteille de bière. « Et alors ? Tu savais bien que ça finirait par arriver, non ? » avait-il demandé, avec un désintérêt manifeste.

Max avait haussé les épaules. Oui, il le savait. Oui, il était au courant que jouer le rôle du confident auprès de la fille dont on est amoureux était l’une des pires stratégies de l’histoire de la séduction. Mais oui, il l’avait pourtant suivie, cette stratégie, et il avait écouté les doutes et les espoirs de Clémence concernant ce mec, ce Thomas, cette espèce de One Direction à mèche blonde. Et oui, il l’avait aidée. Il l’avait poussée dans ses bras. Il avait attendu ce moment, et ce moment était arrivé, et quand Clémence lui avait envoyé un message plein de cœurs et de points d’exclamation, il lui avait répondu que c’était génial, qu’il était si content pour elle qu’il allait se vider une bière à sa santé. Et il en avait vidé deux. Puis trois.

« Si seulement j’avais une belle gueule, avait-il baragouiné, dans le fauteuil de Charles. C’est ça le problème. Je ne ressemble à rien, j’ai pas d’allure. Si j’avais le physique… Même pas le physique, allez ; juste la classe de ce mec, dans le film… Mais comment ça vient, la classe ? Comment il l’a, l’autre ? C’est quoi le secret pour… »

Charles était en train de chercher un autre film, et s’était retourné d’un coup.

« Sérieux Max, arrête, tu vas finir par me gonfler. Si t’avais la classe de David Hemmings ça ne changerait rien, parce que ça n’a rien à voir avec la classe ou le physique. C’est un problème de comportement. Faut que tu t’assumes comme tu es, c’est tout ; on en est tous là. Tu crois que le type qui baise Clémence a la classe de David Hemmings ? Mon cul. Seulement il a tenté.

— Parle pas d’elle comme ça.

— Oh non, pardon, avait gémi Charles en se cachant la bouche. T’as raison, Clémence ne baiserait jamais le premier soir. Je suis sûr qu’ils ne font que se lire des poèmes. »

Et comme prévu, à force de picoler et s’engueuler avec Charles, la douleur avait fini par s’atténuer, comme une brûlure qui vous fiche la paix à condition de ne pas l’asticoter. Vers trois ou quatre heures du matin, une fois les conversations taries, Max s’était tellement absorbé dans un film de loups garous qu’il avait sursauté quand Slimane, en dehors de tout contexte, avait soudain proposé un sujet de mémoire. Il était fin saoul, et on sentait que l’idée lui avait quitté l’esprit aussi vite qu’elle y était entrée ; mais il avait eu le temps de prononcer une phrase : les hommes qui se transforment en animaux. Pris au dépourvu en s’apercevant qu’il avait parlé tout haut, il avait tenté d’étoffer pour ne pas perdre la face. On parlerait d’Ovide, du voyage d’Ulysse, et on irait jusqu’au film Hurlements, de Joe Dante.

« N’importe quoi, avait bougonné Charles. C’est même pas un sujet de socio.

— Ben ça dépend de l’angle. Des gens ont cru à ces histoires.

— T’aurais dû faire des études de lettres, mec. Tu confonds tout. »

Mais Hugo, relevant le nez de l’écran de son téléphone, avait abondé dans son sens : « Non, il n’a pas tort. Ça pourrait être un sujet d’anthropo, parce qu’il y a un fond de vérité dans ces histoires.

— Un fond de vérité dans quoi ? L’existence des loups garous ?

— Ouais. Les métamorphoses. »

Charles lui avait jeté une pistache au visage. « Rendors-toi, boulet.

— Non, sérieux. J’ai lu des articles.

— Ah bon, et quoi comme articles ? Des traités d’alchimie du douzième siècle ? Qu’est-ce qu’il y a, vous avez tous craqué, ce soir ? Si ça existait on le saurait depuis longtemps, ce serait connu.

— Mais justement, s’était agacé Hugo. C’est connu. J’y peux rien si vous êtes des incultes. Il y a une ethnie qui pratique ça depuis des siècles, au Myanmar, dans la jungle. Aasaat Winyarin, je crois qu’ils s’appellent. Ou bien on les a baptisés comme ça. »

Max et Slimane s’étaient redressés.

« Tu charries.

— Je charrie que dalle. Je vous retrouverai les sources. Il y a eu une publication dans un vieux numéro d’American Anthropologist, par un type nommé Michael Chase. Un original, un genre d’aventurier anglais. Dans les années 60, en pleine guerre civile, il est parti en Birmanie avec une petite équipe, pour étudier un système de légendes locales, à propos d’hommes capables de se changer en animaux. Il avait l’intuition que toutes les histoires convergeaient, et pourraient le conduire à découvrir une ethnie encore jamais recensée. Je vous la fais courte : après avoir vadrouillé plusieurs semaines dans la jungle, il a fini par entrer en contact avec la tribu. Il a même réussi à se faire accepter par ses membres, et à passer quelques mois avec eux. Et bien, d’après lui, la dimension métaphorique des légendes locales est problématique. Lui et son équipe ont été témoins de trucs bizarres. Ils n’ont pas vu des gens se transformer en animaux, mais ils ont aperçu des hommes aux membres difformes, disproportionnés et couverts de poils très durs, comme de la fourrure. Dans son papier, Chase fait l’hypothèse d’une maladie génétique du genre hypertrichose.

— Donc pour l’instant, c’est du flan.

— Ouais. Mais Chase a donné quelques interviews à son retour en Angleterre, et il n’a pas l’air de croire à sa propre hypothèse. Il fait des comparaisons très claires, il parle d’hommes gigantesques, dépassant les deux mètres, aux allures de satyres, montés sur ce qui ressemble à des membres postérieurs de cerfs.

— Et bien sûr il n’a pas pris de photos ?

— Non. Il raconte que ces individus-là n’apparaissaient qu’en coup de vent, à bonne distance, et toujours par surprise. Il n’a pu faire que quelques dessins de mémoire, et croyez-moi, ils font sacrément flipper.

— Merde alors. Pourquoi est-ce qu’on n’a jamais entendu parler de ça ?

— Parce qu’on l’a pris pour un allumé, et que personne n’avait envie d’aller crapahuter dans la jungle birmane, au pire moment de la guerre civile, pour vérifier l’existence d’une tribu de métamorphes. C’était les sixties, on entendait tout et n’importe quoi, cette histoire est quasiment passée inaperçue.

— Mais est-ce que Chase est toujours vivant ? avait demandé Slimane. On pourrait l’interviewer. Ce serait passionnant à raconter dans un mémoire.

— Non, avait dit Hugo. Il est mort. Ils sont tous morts.

— Toute l’équipe ? Il n’en reste même pas un ?

— Pas un seul, j’ai déjà vérifié. Et c’est là que vous pouvez commencer à vous accrocher à vos slibards, les mecs : ils se sont tous suicidés. Chacun de son côté, dans le mois qui a suivi leur retour en Angleterre. »

Charles avait éclaté de rire : « Non, là t’es en train d’inventer !

— Je te jure que c’est vrai. Il y en un qui s’est asphyxié avec les gaz d’échappement de sa voiture, un autre qui s’est pendu, et un qui s’est tiré une balle de fusil dans la bouche. Quant à Chase, il a été raccord avec son tempérament d’aventurier : il s’est fait seppuku. »

Devançant les questions, il compléta : « Hara-kiri. Suicide par éventration au sabre japonais. L’agonie est si douloureuse que souvent, un serviteur est là pour te couper la tête une fois que t’as dégueulé tes tripes sur le sol. »

Satisfait de les voir suspendus à ses lèvres, Hugo s’était levé pour décapsuler une autre bouteille de bière. « L’histoire n’est pas finie. Il y a dix ans, une anthropologue française est partie là-bas pour tenter le coup. Louise Charpentier. Ça vous dit quelque chose ? Ça devrait. Femme brillante, maître de conférences à la Sorbonne, thèse reçue avec les félicitations du jury, elle a publié dans L’Homme et dans Terrain quelques-uns des articles les plus enthousiasmants que j’ai jamais lus. Vous devriez vous cultiver, les gars, plutôt que de mater les meufs en cours.

— Ahah, avait ricané Max. Je la connais, j’ai lu ses papiers.

— Qu’est-ce que ça a donné ? avait repris Slimane, complètement fasciné.

— Pas grand-chose. Elle a écrit un article bizarrement fichu, pas du tout dans ses habitudes. Aucune revue n’en a voulu, alors elle l’a publié sur Internet. Dedans, elle prétend avoir retrouvé les Aasaat Winyarin grâce aux témoignages des guides du coin. Elle n’a pas pu entrer en contact avec eux, mais a surpris des individus vivant apparemment dans les arbres. Elle évoque aussi les hommes-cerfs de Michael Chase. Elle en aurait vu plusieurs, à des degrés de déformation différents. Certains avec des jambes de cerfs, et certains même avec des bois sur la tête. Vous imaginez ça ? C’est ce qu’elle raconte. La fin de son article tient du suicide professionnel : elle se permet d’écrire que si les légendes sont vraies, alors la transformation, le passage de l’humain à l’animal est sans doute un processus très long.

— C’est barjo. Est-ce qu’elle est morte, elle aussi ?

— Non, mais elle est restée là-bas. Elle a pris la nationalité birmane, acheté un immeuble à Rangoon et ne sort plus de chez elle. Personne ne l’a revue. Ça fait dix ans. Depuis, son papier a été repéré par des branleurs dans votre genre, et on en trouve des morceaux traduits en anglais sur des forums comme reddit et 4chan. Ça fait flipper les ados. Et franchement, y’a de quoi.

— Et toi, avait objecté Charles, à partir de ces délires de bonnes femmes, tu crois qu’il y a vraiment des gens capables de se changer en animaux.

— Non, j’ai seulement dit qu’il y avait un fond de vérité.

— Ça vous branche d’écrire le mémoire là-dessus ? avait répété Slimane. Il y a assez de matos pour trouver une dizaine d’angles. »

Mais Charles et Hugo se regardaient en souriant.

« Un fond de vérité, hein ? avait dit Charles. Les hommes qui se transforment en animaux, c’est complètement con. Mais l’ethnie non identifiée… Pourquoi on n’irait pas carrément en Birmanie ? Pourquoi on n’irait pas les trouver nous-mêmes, les Wassan machin ? On écrirait le mémoire le plus hallucinant jamais écrit dans l’histoire de l’humanité. Des étudiants de master confirment l’existence d’une ethnie jamais recensée. Hein ? »

Les congés tombaient six semaines plus tard. Ils auraient tout le temps d’organiser un voyage, planifier une expédition en se basant sur l’article de Louise Charpentier, et une fois là-bas, se fixer une caméra GoPro à la poitrine pour filmer un homme-cerf. Même s’ils n’obtenaient rien de plus, ça suffirait. Avec Internet, les images suffisent.

Ni Slimane ni Max n’étaient particulièrement brûlants à l’idée de monter une expédition dans un pays toujours en guerre civile, mais Charles avait insisté pendant vingt minutes. Ça les rendrait adultes, ce serait une expérience inoubliable, ça montrerait leur motivation, leur volonté de n’être pas des suiveurs. Et puis, de guerre lasse : « Imagine la tête de Clémence, avait-il fini par dire à Max. Imagine la tête de cette pauvre fille au bras de son grand bolos, quand tu seras publié dans Science. C’est encore mieux que d’avoir la classe de David Hemmings, non ? »

3. Sangliers

Quand Max déverrouilla la porte pour se ruer hors de la salle de bain, il aperçut d’abord Charles quittant son lit comme un diable, empêtré dans les draps, levant les mains devant lui. Ou du moins, Max comprit qu’il s’agissait de Charles, en voyant de quel coin de la chambre il s’était levé ; car en réalité, il était méconnaissable. Sa tête, son crâne de bête sauvage était plus massif encore que le sien, et l’un de ses bras avait enflé aux dimensions d’un pylône ; sa peau, couverte d’une fourrure brune tendue sur des muscles difformes, avait déchiré le tissu des vêtements.

Ils hurlèrent en se découvrant l’un l’autre. Charles voulut se replier dans la chambre, se prit les pieds dans les draps et s’écroula. Slimane, qui n’avait fait jusque là que se cacher sous son oreiller en grommelant, sortit de son sommeil. Un mufle de chair rose pointait sous ses yeux marron, encore humains. Il avait aussi conservé sa bonne vieille tignasse de hippie, ce qui lui donnait un air plus démentiel, plus cauchemardesque encore. Il eut un hoquet en découvrant le spectacle et se paralysa, à demi relevé sur son lit.

Il leur fallut plusieurs minutes pour se calmer, mais tous les trois avaient compris ce qui se passait bien avant d’avoir cessé de crier. « C’est eux ? » finit par demander Charles. Max était tombé assis contre un mur. Il se cramponnait toujours aux vingt bons centimètres de défenses jaunâtres qui dépassaient de sa gueule. « C’est eux, c’est forcément eux. Et je crois que la transformation n’est pas terminée. » Il aperçut un éclat de panique dans les gros yeux de Charles.

« Mais pourquoi des sangliers ? Je croyais que leur truc c’était les cerfs.

— Parce qu’un cerf c’est noble. Un sanglier, c’est sale, c’est dégueulasse.

— Les mecs… chevrota Slimane.

— Mais on n’a rien fait, putain, c’est pas de notre faute ! gémit Charles.

— Tu me dis ça à moi ! cingla Max. Qu’est-ce que tu veux que je foute…

— Les mecs ! cria Slimane. Hugo ne se réveille pas ! Hugo n’est pas réveillé ! »

Le silence tomba comme un couperet. Tous les trois s’interrogèrent du regard, puis se tournèrent à contrecœur vers le lit du fond. Caché sous les draps, le corps de Hugo faisait comme une dune blanche. Il ne bougeait pas. On ne voyait pas gonfler la poitrine. Charles se leva le premier, guère assuré. A pas lents, il s’approcha. « Hugo ? » appela-t-il, posant une main sur le corps, pour le secouer. « Hugo ? » appela-t-il encore, en rabattant les couvertures. Et devant l’apparition, devant le spectacle révélé, Slimane se mit à geindre. Charles lui-même poussa un cri, recula, buta contre un mur. Car dans le lit, ce n’était plus Hugo. Dans le lit, il n’y avait qu’un énorme sanglier couché sur le flanc, un énorme sanglier noir, et ce sanglier semblait s’être étouffé dans le mucus jaunâtre qui avait suinté de sa gueule toute la nuit. Ça empestait la maladie. Une odeur amère et écœurante envahit la pièce. Il y avait déjà deux grosses mouches noires sur le matelas imbibé, picorant les sucs à petits coups de trompe.

Ils ne traînèrent pas. La proximité de la folie les aiguillonnait.

L’idée de retourner dans la jungle pour faire inverser le processus fut rapidement écartée. S’ils avaient réussi à approcher les Aasaat Winyarin une première fois, c’était parce qu’eux l’avait voulu. Mais les conditions avaient changé. Tout avait changé depuis l’accident du jeune aborigène. S’ils y retournaient, ils erreraient sans trouver quiconque, jusqu’à ce que les métamorphoses soient achevées. Et ensuite, on leur donnerait la chasse.

Une seule hypothèse leur semblait concevable : rejoindre l’ambassade française à Rangoon, se livrer tels quels, et espérer que la science occidentale saurait faire quelque chose pour eux. Pas le temps pour les détails et les atermoiements.

Ils jetèrent une bouteille d’eau dans un sac et se couvrirent la tête avec des couvertures. « Ça ira, acquiesça Charles. On aura l’air de touristes qui craignent le soleil. » Mais à se contempler dans le miroir de la salle de bain, ils avaient plutôt l’air de monstres de foire. Les dimensions colossales des têtes de sangliers se sentaient sous les plis des courtepointes, et le bras énorme de Charles lui faisait une bosse de Quasimodo. « Génial. On dirait le sacré putain d’Elephant Man» bougonna-t-il.

Max se faufila hors de la cabane jusqu’à la voiture qu’ils avaient louée en quittant la jungle. Wa Mynt, le chauffeur qui devait les ramener à l’aéroport de Rangoon, avait dormi dans une cabane voisine. Il s’était pinté avec eux une partie de la nuit puis avait disparu avec une touriste asiatique, et ne semblait toujours pas réveillé. Max ouvrit la portière du conducteur et se laissa tomber assis derrière le volant. Sa tête tenait à peine dans l’habitacle. La couverture glissa, découvrant un bout de son mufle humide. Un coup d’oeil dans le rétroviseur intérieur lui apprit que sa gueule suintait aussi du mucus jaune qui avait étouffé Hugo. Mais veillant à rester concentré sur sa tâche, il se pencha sous le volant et chercha les fils. Wa Mynt leur avait expliqué qu’il avait perdu les clés, et que démarrer la voiture ainsi était son seul moyen de continuer à travailler. The mechanics in Burma, you not believe, they robbers. Mais pendant qu’il les baratinait avec décontraction, Max avait observé comment il s’y prenait avec les fils, et croyait pouvoir reproduire ses gestes. Au premier essai, il y eut une méchante étincelle, un feulement de chat sauvage, et le moteur toussa. Max jeta un oeil sur la cabane de Wa Mynt ; rien. Encore.

Au troisième ou quatrième essai, le moteur démarra. Charles et Slimane arrivaient déjà, cassés en deux sous les couvertures. Slimane se jeta sur les sièges arrières. Charles fit le tour pour aller à l’avant. Et sans attendre, Max claqua sa portière et lança la voiture sur les pistes défoncées qui menaient à la route. Tandis qu’il passait le portail ruiné qui fermait le camp, il eut un ultime regard sur la cabane de Wa Mynt dans le rétroviseur. Il semblait que ce dernier ne s’était toujours aperçu de rien.

4. Aasaat Winyarin

A Rangoon, ils avaient d’abord tenté de contacter Louise Charpentier.

Hugo s’était renseigné et les avait conduits jusqu’à son immeuble, un grand bloc de béton brut au fond d’un coupe-gorge. Les lieux semblaient déserts. La porte était verrouillée par un cadenas, les fenêtres condamnées par des planches, le revêtement de façade se détachait par plaques entières, mais Charles avait insisté pour entrer quand même. « On va seulement jeter un oeil, avait-il décidé, tout en ramassant une grosse pierre. Qu’est-ce qui peut nous arriver ? On a besoin de lui parler, oui ou non ? »

Max se tenait en retrait. Slimane et Hugo redoutaient d’être surpris par les autorités, mais Max paniquait surtout à l’idée de s’adresser à Louise Charpentier. Pendant le voyage en avion, il avait imaginé mille fois la rencontre, prévoyant une façon de se tenir devant elle, une façon de se comporter, imaginant des répliques élégantes, des remarques spirituelles ; mais si près du but, il angoissait toujours comme un petit garçon. « Qu’est-ce qu’on va lui dire, si on la trouve, vous y avez pensé ? C’est un génie. Vous comprenez ? On n’est personne à côté d’elle. Elle va nous jeter. »

Charles s’avançait vers la porte d’entrée.

« Tu vois ton problème, mec ? Comme avec Clémence : t’es pas assez ceci, pas assez cela. Quelque part c’est du narcissisme, tu passes ton temps à te regarder. Si on trouve Charpentier, on lui dira bonjour madame, on vous admire et on a besoin de vos conseils. Regarde ça, et prends-en de la graine. »

Et il s’était mis à cogner comme un sourd sur le verrou jusqu’à ce qu’il cède. Triomphant, solaire, il était passé le premier. Mais à l’intérieur, c’était un tombeau. La lumière du jour ne filtrait pas, aucun son ne parvenait de la rue. L’électricité était coupée. Leur lampe torche avait dévoilé des parties communes impeccables, ainsi qu’une douzaine d’appartements répartis sur trois étages. Toutes les portes étaient verrouillées. Ils toquèrent. Ils appelèrent. L’écho déformé de leurs voix, le son glacé que renvoyaient les murs acheva de les décourager. Il y avait du sortilège dans ces couloirs ; et Slimane le premier suggéra de s’en aller. Personne ne protesta. Personne n’eut même la fierté de faire une plaisanterie. Ils quittèrent Rangoon.

A Mandalay, ils dénichèrent des guides locaux parlant un anglais impeccable. Ko Khin Su et Daw Min Sanda furent très aimables et empressés, jusqu’à ce que Charles et Hugo, sans aucune finesse, se mettent à leur parler de humans changing into animals. Alors l’anglais impeccable devint un charabia de marchands de tapis. Ko Khin Su les planta carrément, en les traitant de mad Americans. « On est des Français, Ducon ! » protesta Charles. Et ensuite, ils durent payer, beaucoup payer pour que Daw Min Sanda accepte de les conduire tout de même dans la jungle, jusqu’à un très vieux temple bouddhiste. From here is wild land, conclut-elle en désignant le nord. I will not go further. Alors ça se joua au GPS ; et Charles, Hugo, Slimane et Max s’enfoncèrent dans le territoire sauvage sans y croire, fanfaronnant pour ne pas entendre la peur primitive qu’ils avaient au ventre.

Le soir tomba. La lumière sanglante du couchant aspergea la végétation, puis la nuit vint, si dense qu’on en sentait le poids sur le bout de la langue, et ils n’avaient pas l’air bien malins, tous les quatre serrés leur tente minuscule. Pour se donner de l’entrain, ils entreprirent de chambrer Max, qui se demandait s’il devait envoyer une carte postale à Clémence. Discuter des idioties habituelles éloignait les mauvais esprits. « Ce que tu ne comprends pas, dit Charles, c’est qu’une carte postale, ou zéro, ou cent mille, ça ne changera pas ta situation. Une femme, il faut la traiter comme une femme. Elles te diront toutes le contraire, mais en vrai c’est ce qu’elles attendent. Clémence comme les autres. Elle veut sentir que tu la désires, qu’il y a quelque chose en toi qui voudrait lui sauter dessus. Tes cartes postales et ton écoute attentive, pardon mais ça ne la fera jamais mouiller.

— Arrête un peu, s’agaça Slimane. Déjà qu’il galère, si tu lui mélanges les idées avec tes théories de psychopathe, comment tu veux qu’il s’en sorte ? Non, ton problème, mec, c’est que tu ne veux pas qu’on te voie. Je ne sais pas pourquoi. Du coup tu ne fais jamais rien, tu restes planqué. Ce qui te manque c’est une vraie volonté d’agir. Montre-toi. Fous-toi à poil et montre-toi comme t’es.

Une volonté d’agir ? s’exclama Charles, prenant les autres à témoin. Mais dites-moi les gars, ça ne serait pas une théorie de psychopathe, ça ? Non mon garçon, surtout pas d’action ! Ce qu’il faut, c’est montrer à Clémence combien notre Max est fragile et tendre à l’intérieur : ça la rendra folle d’amour, et elle fera tout le boulot pour lui. Bande de dégénérés. Vous oubliez qui a conclu avec une dizaine de nanas, ces dernières années. Vous ne voulez pas de l’avis du patron ? Libre à vous, mais arrêtez la chouine.

— Une dizaine, rigola Hugo, ça va, t’es au calme ? T’as pas l’impression d’abuser ? C’est Sophie qui compte pour huit, à cause de son tour de poitrine ?

— Putain vous me fatiguez » soupira Max, en se levant pour aller pisser.

Dehors, la nuit le saisit comme un poing fermé.

Dehors, c’était sérieux. Le cocon rassurant de stupidités viriles se désagrégea dans l’instant. Max ne s’éloigna que de quelques pas, l’ouïe aux aguets, devenu littéralement aveugle. Le temps de terminer la vidange, un rayon de lune se faufila par une ouverture du feuillage, et il crut distinguer une silhouette à quelques mètres. Il rangea précipitamment son matos et se pencha en avant pour mieux voir. Ce n’était rien. Ou bien c’était un enchevêtrement de troncs d’arbres. Ou bien c’étaient des lianes.

C’était un homme.

Un homme très grand, nu, dressé sur une souche. Un hallucinant réseau de bois poussait sur sa tête et s’élevait dans les airs à hauteur d’un bras. Max en eut un tel choc que son souffle se bloqua dans sa poitrine. Il n’était plus que des yeux. Il n’était plus qu’un seul gros œil fixé sur l’apparition nimbée de brume grise, et il ne songea pas à une seconde à prévenir les autres.

L’homme amorça un pas, à la manière lente et précise des bêtes aux aguets. Puis brusquement, il s’élança de côté et disparut. Il y eut alors un grand chahut dans les fourrés, comme si toute une troupe se préparait à donner l’assaut, et Max trébucha en voulant se retourner ; et il aspira une énorme goulée d’air et se mit à hurler. Les autres déboulèrent hors de la tente et lui tombèrent dessus.

« Ils sont là ! criait Max. J’ai vu quelqu’un ! »

Très vite, ils allumèrent la jungle du feu de leurs lampes torches. Il n’y avait plus trace de quiconque. « Il était par là ! Un homme-cerf, comme ont décrit Chase et Charpentier !

— Il avait l’air agressif ?

— Pas du tout ! Pas du tout agressif, au contraire ! »

Et il se mit à rire, et il s’étouffa de rire, et les autres rirent avec lui.

Le lendemain, ils enregistrèrent la position sur le GPS et s’enfoncèrent plus profondément dans le territoire sauvage. Charles était surexcité. Max ne disait plus un mot, absorbé dans le souvenir de la veille. Ils avaient fixé des caméras autour de leur poitrine et filmaient en continu. La journée n’apporta rien de nouveau.

Mais pendant la nuit, les Aasaat Winyarin descendirent des arbres.

Charles avait pris le premier tour de garde, puis Hugo y passa, puis Slimane, et il était quatre heures du matin quand Max sentit du mouvement dans les ombres. Saisissant la lampe à gaz qui brûlait à son côté, il fit quelques pas autour de la tente. La lumière jaune tremblait devant lui, projetant des ombres immenses et théâtrales. Les troncs d’arbres étaient des mâts qui se perdaient dans les ténèbres, et un vent glacé soupirait dans les feuillages. « Je suis un ami, chuchota-t-il à tout hasard. Est-ce que vous êtes là ? Est-ce qu’il y a quelqu’un ? » Chacun de ses pas faisait gémir des herbes grasses sur le sol. Et soudain, immobile dans un recoin de nuit, à cinq pas de distance, comme une part de la jungle même, il y eut quelqu’un. Une jeune femme, debout et presque nue, dont la peau reflétait la lumière en piécettes de cuivre.

Max prit une inspiration et leva plus haut sa lampe.

Elle n’était pas seule. Une autre jeune femme se tenait derrière, et une troisième encore, en retrait. Le visage de ces deux-là était orné de traces rituelles vertes. Un homme élancé, dont les joues et le front étaient également peints, complétait le groupe. « Salut », chuchota Max. Une des femmes s’évapora aussitôt dans les ombres. Il en fut rapidement de même pour l’homme et sa voisine. Ils avaient l’air de fondre dans la nuit. Seule la jeune femme du premier plan restait immobile ; celle dont le visage était vierge. Son regard était fixe et attentif. « Salut, répéta-t-il très doucement. Je suis Max. » Elle chuchota quelque chose qu’il ne comprit pas — puis s’éclipsa. Un élancement la projeta deux mètres en hauteur, elle prit appui sur l’arbre et se propulsa plus haut. En deux bonds, elle s’était perdue dans la canopée.

Mis au courant, Charles, Hugo et Slimane piquèrent une crise pour n’avoir pas été réveillés, et parce que Max n’avait même pas pensé à brancher sa GoPro. Mais durant les jours qui suivirent, les quatre aborigènes ne les lâchèrent plus. Ils les suivaient depuis les arbres pendant la journée, et n’en descendaient qu’au soir tombé. Ils étaient jeunes, presque encore des adolescents, sans doute poussés par leur âge à une curiosité excessive. La deuxième nuit, ils échangèrent quelques paroles avec Max, Charles et les autres. Il y eut même des gloussements ravis de chaque côté, car personne ne se comprenait.

La troisième nuit, la jeune femme qui ne portait pas de peintures rituelles s’approcha suffisamment près pour toucher la main de Max. Dans les deux camps, les autres étaient paralysés d’émotion. Max et elle se regardaient sans ciller. Un sourire d’angoisse et d’excitation éclairait leurs jeunes visages. Des particules dorées brillaient dans les yeux de la jeune fille. Elle s’approcha et toucha les doigts tendus de Max. Lorsque ce fut fait, comme elle ne reculait pas, Max ramena sa main à sa poitrine et dit : « Max. » Et la jeune femme ramena sa main à sa poitrine et prononça : « Numa. » Ses camarades poussèrent de tels cris que tout le monde fut certain qu’elle venait bien de donner son nom.

Max n’en ferma pas l’œil de la nuit.

Et enfin, le lendemain, Charles eut l’idée grandiose de sortir les bouteilles de Tequila. « Il faut qu’on trouve un moyen d’accélérer les choses. On ne peut plus rester ici très longtemps, et ils peuvent décider de s’en aller. Il faut qu’on entre en contact pour de bon. Très vite. Et je ne connais rien de mieux pour ça qu’un coup de gnôle.

— Les gars, dit Slimane, c’est pas sérieux. Est-ce qu’on va vraiment écouter l’avis du psychopathe de service ?

— Le psychopathe t’emmerde, Slimane. Le psychopathe baise plus que toi, et il aura bientôt son nom en couverture de Science. »

Hugo n’était pas contre l’idée d’accélérer le rapprochement, et Max planait à quatre mille depuis que ses doigts avaient touché les doigts de Numa ; depuis que son regard avait croisé le regard fauve de Numa. Ils installèrent des lampes à gaz devant la tente, sortirent les bouteilles et attendirent.

Naturellement, ce fut une catastrophe.

5. A boire

Slimane se métamorphosait à vue d’œil, et le spectacle était épouvantable. D’épaisses masses de chair se restructuraient au sommet de son crâne comme des vagues d’argile, engloutissant ses cheveux ; ses yeux avaient été repoussés sur les tempes, de part et d’autre d’une arrête nasale devenue monstrueuse, puis comme chassés hors de leurs orbites, devenant deux grosses billes noires. Le mélange des traits humains et animaux était plus abominable encore que la tête complètement transformée de Charles. « Ça ne fait pas mal, psalmodiait Slimane comme une prière. Je sens que ça bouge mais je n’ai pas mal, ça va. Ça va encore. » Seulement, le craquement des os en train de se remodeler était déjà insupportable en lui-même.

Charles avait découpé des bouts de couverture et les avait coincés dans les rainures des fenêtres. Trois hommes-sangliers dans une voiture, ça finirait par attirer du monde, même sur les routes déglinguées de Birmanie. Puis il avait reculé son siège et s’était allongé dedans, pour faire de la place à son bras énorme. « Et ben moi j’ai mal, avait-il dit. Moi j’ai méchamment mal. Il se passe des choses. J’ai l’impression d’avoir des putains de tiges de fer dans les jambes. Il faut qu’on atteigne l’ambassade. Je veux parler à des Français. »

Mais Rangoon était encore à plus de cinq heures de route, et personne n’ignorait que d’ici-là, tout serait probablement terminé. D’autant que la soif commença à se faire tellement impérative qu’elle relégua même au second plan l’horreur des transformations.

C’est qu’ils bavaient beaucoup. Ils ne cessaient de secréter ce mucus brun qui avait étouffé Hugo. Max pouvait encore en ravaler une partie et laisser le surplus s’épancher dans sa fourrure, mais Charles était aux prises avec une véritable inondation de poix, dont les relents aigres empestaient l’habitacle. Il n’avait pas d’autre choix que de s’essuyer la gueule avec des morceaux de couvertures, qu’il jetait ensuite par la fenêtre pour se débarrasser de l’odeur. Quant à Slimane, après avoir longtemps toussé et craché par terre, il en était réduit à chercher des paquets de viscosités au fond de sa gorge pour ne pas s’étouffer avec. De longs filaments glaireux s’enroulaient autour de ses mains, empêtraient ses gestes et lui claquaient au visage. Il les balançait aussi par la fenêtre à demi-ouverte, et tant pis pour le camouflage. Slimane avait bu la totalité de la bouteille d’eau, mais ça ne suffisait pas. Il s’affaiblissait de minute en minute, et se contenta vite de laisser tomber les glaviots jaunes sur le plancher de la voiture. « J’ai besoin d’eau, geignait-il. Les gars. Pitié. Max. Il faut que je boive ou je vais crever. » Il n’était pas le seul. Charles ne disait plus un mot, sa tête monstrueuse rejetée en arrière sur le dossier, fourrure trempée de sueur et de fluides brûlants, il tentait de maîtriser sa respiration, haletant, fixant le plafonnier.

Max s’arrêta devant une épicerie de bord de route et se cacha sous sa couverture. Il avait encore près de 10000 Kyats au fond de sa poche, de quoi s’offrir des litres de flotte glacée. « Les mecs, je vous ramène à boire. J’entre et je ressors avec les bouteilles, je n’en ai même pas pour cinq minutes. Essayez de ne pas crever avant. Sérieux. » Et sans attendre de réponse, il quitta la voiture et trotta jusqu’au magasin.

A l’intérieur, il ne fallut que quelques secondes pour que tout dégénère. Poussé par la soif, qui redoubla devant l’apparition d’un réfrigérateur Coca-Cola, il rafla le rayon des eaux minérales, empilant des bouteilles dans le creux de son bras replié. Un bout de couverture s’était coincé dans le pli du coude et entraînait tout le reste avec lui, révélant progressivement ses oreilles dressées, la pointe de ses défenses et son groin humide à la lumière des néons. Mais la soif lui faisait grésiller le palais. Il grognait, fourrageait comme un pourceau. Des bouteilles de soda tombaient, roulaient par terre. Il s’en fallait de peu pour qu’il arrache les capsules plastiques et se mette à boire au goulot. Un éclair de conscience l’arrêta cependant quand la couverture glissa au sol, et que les voyageurs qui se trouvaient là se mirent à crier ; d’abord des exclamations confuses, mais très vite des cris de peur, puis des mouvements de panique. Max se retourna vers la caisse-enregistreuse. « Quoi ? » dit-il, tout benêt avec ses bouteilles d’eau dans les bras. Derrière le comptoir, un vieux Birman imberbe et chauve le menaçait d’une machette. Un coup transversal en l’air, puis un autre, et Max en laissa tomber son chargement. Fracas de plastique. Quelques bouteilles éclatèrent. Prenant confiance, le vieillard à la machette s’avança en fouettant l’air. Quelqu’un cria Aasaat Winyarin ! — les mots fusèrent dans l’épicerie, aussi clairs que des coups de timbale. Et tout le monde se jeta sur lui.

Il n’eut qu’à s’ébrouer pour projeter ses assaillants de tous côtés, mais le vieil homme chauve avait réussi à lui donner un coup de machette à l’épaule, et ce fut comme si on lui enfonçait un fer à souder sous la peau. Fou de douleur, il rentra la tête et chargea vers la sortie, meuglant et soufflant, fracassa la porte restée à demi-fermée, et déboula sur le parking où le soleil l’aveugla. Peu importe. Il avait au fond du ventre l’instinct de la course, le sentiment du char d’assaut. On ne l’aurait plus arrêté. Il se cogna contre la carlingue de la voiture et défonça le pare-chocs sans comprendre ce qui se passait, n’en concevant qu’une vague contrariété à ne pouvoir continuer tout droit, fit le tour et ouvrit sa portière. Il n’avait conscience de rien d’autre que du rythme qui battait dans sa poitrine. Roule, roule, roule. Il serra les fils du starter dans son poing, fit cracher le moteur, puis démarra en trombe et se jeta dans la circulation. Trois voitures le prirent en chasse. Il ne s’en rendit jamais compte. Pied au plancher, ses gros yeux noirs concentrés sur la chaussée qui défilait, il les sema sans les remarquer. Il ne revint que progressivement à lui, attiré par les grognements de Charles dans le siège passager. « L’eau, répétait-il. Qu’est-ce que t’as foutu ? Où est l’eau ? »

Quant à Slimane, à l’arrière, il s’était définitivement tu.

Ils roulèrent vers Rangoon à tombeau ouvert pendant un peu moins d’une heure. Puis il y eut une sirène, un clignotement dans le rétroviseur, et une voiture de police les rattrapa. Par la fenêtre, un agent montrait le canon d’un fusil et leur faisait signe de se ranger. « Mec. Cette fois c’est vraiment la merde, murmura Max.

— Non, gronda Charles. Ne t’arrête pas, on y est presque. »

Une seconde voiture de police remonta la circulation à toute allure et se stabilisa derrière eux. Max ralentit. Charles protesta, de plus en plus agressif, tenta de saisir le volant, puis pulvérisa sa fenêtre d’un coup de poing. Quand ils s’arrêtèrent sur le bas-côté, une sorte de furie infernale s’était emparée de lui. Il se tordait sur le siège, frappait contre la portière. Max remarqua que ses jambes avaient doublé de volume. Il achevait sa métamorphose.

« Calme-toi, supplia Max, on va leur expliquer. Ils vont comprendre, ils seront bien obligés de comprendre. Ils nous emmèneront dans un hôpital où des gens préviendront l’ambassade. C’est mieux, c’est peut-être mieux comme ça.

— Va chier. Démarre. »

Un grand flic leur faisait signe de couper le contact. Max n’obéit pas tout de suite. Il posa la main sur la manivelle de sa vitre, avec l’intention de prononcer quelques mots en anglais, mais Charles poussa un cri du fond de la gorge, un cri de douleur, de rage et de frustration, ouvrit sa portière et se précipita à l’extérieur, tête rentrée dans les épaules. C’était l’instinct de la bête qui le prenait. Charles était immense, massif comme deux hommes. Ses vêtements avaient craqué de partout, la fourrure jaillissait des coutures à grands flots bruns.

Il chargea.

6. Max et Numa

A nouveau, les Aasaat Winyarin étaient descendus des arbres.

Téméraires comme tous les adolescents du monde, ils avaient accepté de boire l’alcool, à condition que les Français consentent à mastiquer une substance noirâtre, qui ressemblait à du goudron et s’était révélé être une drogue hallucinogène. Le marché conclu, ils s’étaient tous assis en rond autour des lampes à gaz. La stratégie de Charles avait pris, le rapprochement avait eu lieu ; ils avaient commencé par s’enseigner quelques mots de vocabulaire, avant de se mettre purement et simplement à rigoler comme des abrutis.

Il y eut une séance photo, et les Aasaat Winyarin découvrirent avec un enthousiasme mêlé de crainte leur propre image en minuscule sur un écran numérique. Puis tous ensemble ils burent, et mâchèrent le goudron noir appelé Sammartar. Le jeune homme fit une revue de ses peintures corporelles, dont il était apparemment très fier, et de nouveau ils burent, et mâchèrent le Sammartar. Assis à côté de Numa, Max était incapable de décoller le regard de ses épaules, du bandeau de tissu qui cachait sa poitrine, de son ventre et de ses cuisses ; et plus il buvait et mâchait le Sammartar, plus il pressentait derrière cette perfection une vérité mystique sur le point d’éclore. Charles tenta plusieurs fois de mimer la métamorphose d’un homme en animal, mima des bois de cerf sur sa tête, mais ses tentatives laissèrent tout le monde dubitatif. Aussi burent-ils encore, et mâchèrent-ils le Sammartar. Puis Numa se leva, souple mais titubante, et fit un signe à Max. Il hésita, rouge de confusion, se sentant rempli d’alcool, pataud, ridicule. Les potes sifflèrent, poussèrent des hurlements de coyotes. Hugo chantonna que ce soir, c’était son soir, mima une fellation avec la langue, partit d’un éclat de rire et avala une gorgée de Tequila. Max n’osait pas se lever, secouait la tête. Il avait honte et il avait peur. Il aurait voulu être quelqu’un d’autre ; Charles peut-être, Charles aurait assuré. Numa tendit la main. Les Aasaat Winyarin lui adressèrent quelques paroles sévères, qu’elle ignora. Elle avança encore sa main, dit quelque chose — et enfin Max accepta de se lever et de la suivre. Il avait la tête comme un tambour, ses jambes tremblaient. Quand ils sortirent du cercle de lumière, il pensait : « traite-la comme une femme, il faut la traiter comme une femme ». Il pensait aussi : « montre-toi, fous-toi à poil ». Puis la nuit se referma sur eux, et il oublia ces foutaises.

Numa l’entraîna dans les profondeurs de la forêt, là où ils ne pouvaient plus entendre les rires et la vulgarité des autres. Il la suivit en silence, envoûté par la façon qu’elle avait de marcher, légère et agile malgré l’alcool. Puis sans prévenir, elle lança un bras pour saisir une branche d’arbre et disparut dans les ombres. Le temps d’un battement de paupière, elle n’était plus là — et Max comprit que c’était de sa faute. Numa venait de comprendre à quel genre de tocard elle avait à faire, et l’avait abandonné à son sort. L’amertume le transperça comme une lance. Il leva machinalement les yeux au ciel, et soudain elle fut là de nouveau, à demi penchée en l’air, dans un brouillis de feuilles. « Wota » chuchota-t-elle, en lui attrapant la main. « Ah ! » s’exclama-t-il, de sa voix lourde et empâtée. Et le cœur battant, il se hissa lui aussi dans l’arbre, arrachant des morceaux d’écorce avec ses grosses chaussures dégueulasses, comme un balourd au cul de plomb. Numa se remit à grimper. Il la suivit aveuglément, dans un silence à peine relevé d’un souffle de vent. Puis elle s’arrêta et s’accroupit sur une branche, si près de lui qu’il sentit la chaleur de son haleine. Et doucement, elle pointa son doigt vers le sol. « Aka » dit-elle. Max scruta les ténèbres avec application, et faillit tomber à la renverse quand ses yeux se furent accoutumés.

A cinq mètres sous eux passait une harde de cerfs. Ils évoluaient lentement, en file indienne à travers les herbes hautes, et tournaient la tête de part et d’autre, à la façon de patriarches veillant à ce que tout soit en ordre. Peut-être était-ce un effet du Sammartar, mais leurs bois scintillaient d’une phosphorescence verte, qui donnait l’impression d’assister à une procession aux bougies ; les cerfs cheminaient le long d’un sentier lumineux qui se déroulait sous leurs pas. Max dévisagea Numa et fit un geste de la main : « C’est vous ? Ce sont les vôtres, n’est-ce pas ? Toi aussi, tu sais faire ça ? »

Elle le fixa un instant, dubitative, puis traça une série de dessins, du bout du doigt sur son visage : un trait sous les yeux, un sur le front, d’autres sur les joues et la mâchoire. Max la regardait faire, hébété. Elle désigna les cerfs, puis refit les gestes. « Les transformations sont liées aux peintures sur le visage ? » demanda-t-il. Et comme elle ne réagissait pas : « Toi, tu n’en as pas, donc tu ne peux pas le faire, c’est ça ? Tu n’es pas comme eux. » Elle sembla réfléchir, puis s’avança sur la branche à croupetons et lui posa une main sur le torse. « Ina o yarin », dit-elle, avant de ramener sa main et se toucher la poitrine. « Toi et moi » déchiffra-t-il péniblement. Elle acquiesça, puis cacha son visage d’une main, et l’abaissa doucement pour le dévoiler à nouveau. Max frémit. « Tous les deux, nous n’avons pas de marques, tu as raison. » Elle le fixa, patienta, puis, voyant qu’il n’avait pas compris, recommença toute l’opération. Montra les cerfs, puis son visage, puis lui, puis elle. « Tu voudrais être comme eux, dit-il. Comme les cerfs. Tu voudrais… »

Et soudain, il comprit. La révélation lui ouvrit la tête comme une fleur de lotus. Il n’était plus chez lui : il avait pris l’avion jusqu’à l’autre bout du monde, il avait crapahuté au cœur d’une jungle encore jamais explorée, il était monté dans un arbre avec une jeune femme appartenant à une ethnie inconnue, préservée de tout contact avec la civilisation moderne. Autant dire qu’il était quasiment parti sur une autre planète. Mais pourtant, malgré l’éloignement, Numa avait reconnu en lui quelque chose de si familier qu’elle l’avait choisi, plutôt que tous les autres, pour entrer en contact. C’était lui, Max le balourd, Max le moche, Max le médiocre et le raté, qu’elle avait emmené voir le spectacle de ses frères et sœurs changés en animaux. Et il avait fallu tout cela pour qu’il comprenne enfin ce qu’elle avait senti dès leur première rencontre : tous les deux étaient des inadaptés. Des admirateurs, des complexés. « Toi aussi, tu voudrais être quelqu’un d’autre ? » chuchota-t-il.

Numa sourit seulement d’une façon qui lui parut mélancolique.

Quand ils retournèrent au campement, c’était déjà presque la guerre. Les rires s’étaient changés en aboiements et en menaces. Le jeune aborigène était en train de craquer. Il avait réussi à se contrôler quand Charles, s’imaginant que l’alcool créait des affinités avec l’une des petites indigènes, avait essayé de la toucher. Elle s’était d’abord débattue en riant, tout aussi pétée que lui ; et finalement, s’était mise à le chahuter à son tour. Excités par le cocktail débilitant qu’ils s’enfilaient depuis plus d’une heure, ils avaient fini vautrés l’un sur l’autre, échangeant baisers et morsures, et le jeune Aasaat Winyarin avait visiblement rongé son frein pour ne pas intervenir. Slimane l’avait remarqué et tenté de calmer le jeu, mais personne ne l’écoutait. Hugo, chauffé à blanc par l’ambiance surréaliste, s’était mis à harceler sa voisine à son tour. Elle aussi avait commencé par rire ; mais quand elle avait finalement protesté, il n’y avait pas eu d’équivoque : le sketch s’était terminé par une gifle au visage. « Hé j’y crois pas, la pute ! » s’était esclaffé Hugo. Et le jeune aborigène s’était levé pour crier un truc dans sa direction. « Allez ça va, Rahan, pète un coup ! » avait répondu Hugo en se tordant de rire.

C’est au milieu de ces amabilités que Numa et Max étaient revenus, l’air trop innocent pour être honnête. Dans la tête du jeune Aasaat Winyarin, il était clair que des limites inacceptables avaient été franchies. Il cracha le nom de Numa avec férocité, et Numa se tendit vers lui, regard brillant de colère, comme prise de rage d’avoir été soupçonnée et insultée. Elle lui expédia quelques répliques qui sonnèrent comme des gifles — et puis Charles, l’immanquable Charles, du haut de son expérience et de sa vaste sagesse, crut devoir intervenir.

« Okay les puceaux, tout le monde se calme ! » commença-t-il, avant que le jeune aborigène ne tire un couteau de sa ceinture. Une lame en corne ou en silex, brillante à la lumière des lampes à gaz, et longue d’une trentaine de centimètres. Il n’eut pas le temps de s’en servir : mû par un réflexe, Charles se jeta sur lui. Numa poussa cri et Max se précipita pour les séparer, tandis que Slimane empoignait Hugo, que l’alcool et la drogue avaient rendu fou et qui était en train de se battre avec sa voisine.

Il y eut une longue seconde de totale confusion ; puis le jeune aborigène cria, se dégagea de la mêlée, et tout le monde se pétrifia. Il chancelait. Le couteau était fiché dans sa poitrine. Un flot de sang coulait sur sa peau. Autour de la blessure, la chair enflait et se déformait très vite, animée de vie propre. Les traits du jeune homme changeaient, s’étiraient, son visage s’allongeait, se tordait dans des proportions impossibles, et quand Numa courut le soutenir, des poils drus et sombres avaient commencé à couvrir ses épaules. Il râlait. Il feulait, crachait, yeux exorbités, langue sortie. Il s’affaissa sur les épaules de Numa et des autres jeunes filles, qui accoururent à leur tour.

« Attendez, dit Charles, d’une voix blanche. Il faut enlever le couteau… »

Mais l’homme leur adressa une imprécation violente et la répéta quatre fois, en les crucifiant tour à tour du regard. Les mots sonnèrent de façon affreuse, presque obscène, résonnèrent comme des percussions ; les femmes se cachèrent spontanément les oreilles, épouvantées. « Quoi ? cria Hugo. De quoi tu nous traites, bâtard ?

— Hugo, ferme ta gueule ! » aboya Max à son tour.

Numa lui lança un regard indéchiffrable, où scintillaient d’impossibles lueurs dorées. « C’est un accident, lui dit-il, en ouvrant les paumes. Numa. Laisse-nous vous aider. » Elle le fixait avec un grand calme, tout au fond des yeux, peut-être curieuse, peut-être même tentée. Mais voyant son hésitation, l’une des autres femmes tira encore un couteau de sa ceinture, rompant le charme, et lui adressa des paroles agressives. Alors Numa se secoua, fermant son visage, pose guerrière, attitude de défiance, main au côté sur le manche de son arme. Toutes les trois s’éloignèrent, pas à pas, menaçantes, emmenant avec elles le corps de l’homme qui s’écroulait. Petit à petit, elles franchirent le cercle des lampes à gaz, et leurs silhouettes fondirent dans l’obscurité. Il semblait à Max que Numa avait eu pour lui un dernier regard amical avant de disparaître ; mais il n’en était pas sûr du tout.

« Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Hugo. Le gars. Il nous a regardés en disant quelque chose. Du genre malédiction, ou avertissement, ou je ne sais pas quoi.

— Allez ça va, Lévi-Strauss, pète un coup » bougonna Slimane.

La lumière des lampes à gaz semblait lutter maintenant contre des ténèbres plus hostiles et plus lourdes. Le vent glacé qui agitait les cimes des arbres descendait jusqu’à eux. Sans se concerter, ils firent leur paquetage et démontèrent la tente. « Tu as vu ce qui s’est passé quand même ? chuchota Hugo à Charles, puis à Max et à Slimane. Tu as vu son visage ? Il était en train de se transformer ou quoi ? » Ils feignirent de ne pas entendre. Seul Slimane répondit que c’était un effet du Sammartar et de l’alcool. « Et on a tous halluciné la même chose ? répliqua Hugo. Comment c’est possible ? Les poils sur ses épaules putain, on a tous déliré sur le même détail ? »

Hagards, toujours sujets à des visions fugitives, ils rebroussèrent chemin sans attendre, en silence, le nez collé à l’écran du terminal GPS. Slimane remarqua des sortes de miroitements verdâtres entre les arbres, mais il mit cela sur le compte de la drogue. Il mettait tout sur le compte de la drogue, et même la gravité de la blessure de l’aborigène. Peut-être qu’un jour il mettrait même l’intégralité du voyage en Birmanie sur le compte d’une drogue absorbée en Birmanie. On s’en foutait, après tout. On finit par s’arranger de toutes les situations. Ce soir en tout cas, jamais il n’aurait accepté de croire qu’une harde de cerfs les suivait à quelques mètres, et que leurs bois brillaient d’un scintillement de luciole.

Voyageant en ligne droite, ils retrouvèrent le temple bouddhiste au matin, et Mandalay quatre heures plus tard. Soulagés du retour à la civilisation, la fatigue leur tomba dessus, et ils s’installèrent dans un camping pour touristes en bordure de la ville. Rentrer à Rangoon les tenaillait, mais ils passèrent deux nuits dans leur cabane ; la première seulement pour écraser, et la seconde pour se remettre, c’est à dire faire la fête avec les locaux et les touristes asiatiques. Ils avaient des photos des Aasaat Winyarin. Des tas de photos, en haute définition. L’accident avec le jeune homme n’était plus qu’un détail. Ils finiraient le semestre en célébrités. Ils burent pour fêter ça.

Et la seconde nuit, en rentrant au bungalow, Max s’était écarté pour aller pisser dans les bois, et il avait pissé vert. D’une sacrée couleur verte qui aurait dû lui rappeler quelque chose, si seulement il n’avait pas eu des litres de Tequila dans les veines.

7. Max et Louise

Ils abattirent Charles sans remords, lui trouèrent le cuir de part en part, puis fondirent en meute sur la voiture. Crispé sur le volant, Max en abandonna complètement ses prétentions diplomatiques. Il redémarra et se jeta de nouveau dans la circulation, bousculant les flics, éraflant des pare-chocs, puis doubla véhicule sur véhicule, remonta la nationale à fond de train, poussant les vitesses sans tenir compte des obstacles. Une attention et des réflexes tous neufs lui permettaient de zigzaguer sur les deux voies, avec l’aisance que permet seulement l’inconscience. Le temps qu’il atteigne Rangoon, d’autres voitures de police l’avaient pris en chasse, mais il n’avait pas de mal à les tenir à distance.

Il entra dans la ville sans ralentir, lancé comme une balle, et ne revint à lui qu’en manquant s’encadrer dans un camion-remorque arrêté au milieu d’un carrefour. Il écrasa le frein des deux pieds, braqua le volant, et sa voiture partit en tête à queue, tangua sur deux roues, valdingua et se retourna finalement sur le toit, glissant sur sa lancée avant de s’arrêter poliment au feu rouge. Sonné mais encore lucide, Max engagea une lutte rapide contre la boucle de sa ceinture de sécurité, puis força la portière à coups de pieds. Celle-ci ne résista pas longtemps ; il ne s’était pas vu changer, mais ses jambes avaient triplé de volume, boursouflées de muscles énormes. Il se dégagea de la carcasse au moment où la police commençait à envahir le quartier.

Sa première idée fut de charger dans le tas, et d’envoyer les flics danser en l’air comme des quilles. La pulsion lui crevait le ventre, le jetait déjà presque sur eux, et il ne put s’en détourner qu’au prix d’un effort de volonté invraisemblable. C’était comme de vouloir détourner le cours d’un fleuve. Mobilisant néanmoins le peu de capacités intellectuelles qui lui restaient, il vira dans la première rue qu’il trouva. Et alors il découvrit ce que c’était que courir. Le rebond sur le sol, les muscles rugissant comme des machines, le flux d’air s’épanouissant dans sa poitrine. Courir lui procurait une jouissance brute, une exultation encore jamais ressentie. Il se sentait capable de semer la police sur son propre terrain, et il en aurait poussé des hurlements de liesse s’il ne s’était pas obligé à rester concentré. Sur son passage, des gens s’enfuyaient en criant. Il ne savait plus pourquoi, et il s’en fichait pas mal. Tout ce qui comptait, c’était de continuer à cavaler, trouver des issues, se faufiler, enchaîner les ruelles, à droite, à gauche ; et quelle jubilation de franchir des escaliers, de sauter par-dessus des poubelles renversées, enchaînant des gestes parfaits, puissants et précis, puis d’entendre cinq secondes plus tard les flics s’empêtrer dedans, et baragouiner des jurons.

Il s’enfonça dans des quartiers de plus en plus glauques, traversa des cloaques à ciel ouvert, bouscula les quelques inconscients qui tentaient de se mettre sur son chemin, et soudain, reconnut la rue où croupissait l’immeuble de Louise Charpentier. Il n’avait suivi aucun plan et n’avait pas prévu de se retrouver ici ; mais il y était, et ne lanterna pas. Profitant de son avance, il fonça vers la porte fracturée, puis tenta de se calmer, de mettre un peu de subtilité dans ses manières de porc, et entra dans le hall glacé. On l’avait probablement vu faire ; mais il ne l’aurait pas juré. Le quartier était aussi désert qu’au jour de leur arrivée. Il reprit son souffle, avalant goulûment des litres d’air dans sa poitrine de monstre. Prodige. Il s’émerveillait de lui-même, s’adorait autant qu’il s’était autrefois méprisé. Sûr qu’on n’avait plus entendu telle respiration dans tout l’univers depuis qu’Héraclès avait étranglé le lion de Némée.

Le sang toujours chaud, les idées brouillées, il trotta dans les corridors jusqu’au deuxième étage. Ses pas claquaient sur le carrelage comme des sabots de corne. Tous les appartements étaient vides ; aujourd’hui il le sentait plus clairement que s’il avait pu voir à travers les murs. Tous les appartements étaient vides, sauf celui du deuxième étage, au fond à droite. Là, derrière un foisonnement d’odeurs plus dense qu’une jungle, son odorat repérait un parfum familier. Un parfum piquant, agaçant, excitant comme la sueur. Il s’y dirigea sans hésiter, lourd et soudain maladroit, se heurta à la porte, recula et fit ce qu’il put pour toquer sans tout arracher.

Personne ne répondit, mais ça n’avait pas d’importance car il savait qu’elle était là. Il la reniflait à grand bruit, ronflant avec volupté. Il toqua encore, et encore, puis frotta son poil contre le battant, frotta sa tête, érafla le bois avec la pointe d’une défense.

« S’il-vous-plaît… »

Des sirènes de police envahissaient le quartier.

« Je vous en prie, grogna-t-il, j’ai besoin de votre aide. »

On bougeait dans l’appartement. Il gratta d’un ongle.

« Ouvrez-moi. J’ai lu vos articles. Nous sommes allés dans la jungle.

— Allez vous-en, supplia une voix derrière la porte. Vous avez amené la police ! »

Mais il se pressa un peu plus contre le battant, et entendit remuer derrière. L’odeur lui tournait la tête. Ses défenses creusaient le bois avec un bruit de rabot. Il pesa de toute la force de son épaule, jusqu’à faire gémir le bois. De l’autre côté il y eut râle, un gémissement ténu, suivi d’un cliquetis précipité, et la porte s’ouvrit sur un antre obscur, semé de graines oranges qui étaient des flammes de bougies. Max entra, referma derrière lui. C’était beau comme un dôme étoilé. De Louise, il ne percevait qu’une ombre mouvante, sur le fond noir des fenêtres obturées. « Vous avez une odeur… Vous avez une odeur folle… »

Il recula, chercha le confort des ténèbres. Montre-toi mec, chuchota la voix de Slimane, depuis un très lointain souvenir. Fous-toi à poil et montre-toi comme tu es. Mais il n’était pas un porc. Il aurait dû être un homme, et pour entrer dans l’appartement de Louise Charpentier, il aurait même dû être un génie, et un beau génie, un génie charmeur et bien bâti. Il se rencogna dans un coin, à l’écart des chandelles.

« Ils nous ont eus, bredouilla-t-il. Les gens de la tribu. Ils se sont vengés. Tous mes amis sont morts, et moi je ne sais pas pourquoi je suis encore en vie. J’ai eu un bon contact avec une fille là-bas, c’est peut-être elle qui est intervenue en ma faveur… »

Louise s’approchait de lui. « Pouvez-vous m’aider ? S’il-vous-plait, il faut que vous m’aidiez » trembla-t-il. Mais alors il reconnut son souffle à elle, la belle ampleur de son souffle, et il distingua aussi son mufle, ses gros yeux noirs, magnifiques yeux où l’éclat des bougies se reflétait en paillettes blondes, et son cœur battit un grand coup.

« Vous aussi… » murmura-t-il.

Et elle abaissa son front épais et le frotta contre le sien. Il s’appuya contre elle, leurs défenses s’entrechoquèrent et se prirent l’une dans l’autre comme des crochets.

« Est-ce que vous me voyez ? demanda-t-il tendrement.

— Je vous vois » dit-elle.

Puis, alors que la police entrait dans l’immeuble et que des cris commençaient à résonner dans les couloirs, ils s’écartèrent l’un de l’autre et commencèrent à se tourner autour. Chaque pas était une évidence, une perfection. Il chassa de côté, et elle se tourna pour lui montrer son dos massif et le miracle de ses reins ; et il revint à elle ; et à son tour elle s’éloigna pour l’agacer, et cet agacement était une merveille, un infini de désir. Les flics se répandaient à l’étage, forçant les portes, fouillant les appartements, mais ça n’avait plus aucune importance. En pleine parade d’amour, elle et lui dansaient au milieu des bougies, et Max le balourd, Max le moche, Max le médiocre et le raté, avait enfin cessé de vouloir être quelqu’un d’autre.


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