Pour respecter l’incompréhensible dernière volonté d’Emilie, sa compagne décédée, Jad se prépare à répandre ses cendres dans un fleuve, depuis un pont qu’elle lui a désigné. Mais plus le moment approche, plus il hésite : ce lieu anonyme ne lui évoque rien. Epuisé par la peine et le deuil, il ne peut se résoudre à y laisser les cendres de celle qui fut l’amour de sa vie.
C’est lorsqu’il est sur le point de rompre sa promesse que son destin commence à lui échapper. Et qu’une force plus large que lui, supérieure au temps et à l’espace, prend le relais.
Emilie avait-elle un plan ?
Qu’est-ce qui se cache au fond du fleuve ?
Les dernières cendres est disponible exclusivement sur Amazon, au format numérique.
14 commentaires – 4,5 étoiles sur 5
Premières lignes :
La lumière des phares se reflétait sur la chaussée mouillée comme à travers une brume. Jad avait cessé de marcher. Des rafales de vent rabattaient la pluie sur son visage, et chaque fois, la sensation lui évoquait un drap humide venant claquer contre sa joue et ses cheveux. C’était désagréable mais il n’avait pas la force d’avancer pour l’instant. Des piétons le contournaient en trottant, qui un journal sur la tête, qui d’autre le col relevé. Le feu de circulation changeait de couleur en faisant des clics solitaires. Et juste en face, à une dizaine de mètres, se trouvait le pont depuis lequel il devrait se débarrasser des cendres d’Emilie.
Il connaissait bien l’histoire mais ça ne facilitait pas les choses.
Un même après-midi pluvieux, quelques quarante ans plus tôt, Emilie avait perdu la main de son père sur ce pont. Elle l’avait sentie qui s’échappait d’un coup, comme un gros poisson vif, et la foule l’avait entraînée en arrière. Grands corps flous, les gens la heurtaient et la repoussaient sans lui prêter attention. Son père n’avait rien remarqué pendant plusieurs minutes (c’est pas étonnant, quelques fois, on se disait que Papa oubliait même qu’il avait des enfants), et elle avait été emportée jusqu’à l’autre bout du pont. Elle avait huit ans, c’était une petite fille maigrelette et timide : la certitude de ne jamais revoir sa famille s’était emparée d’elle. Son père avait sans doute déjà traversé le fleuve. Il finirait par s’apercevoir qu’elle n’était plus à son côté mais alors il ne saurait pas à quel moment il l’avait perdue, ni en quel endroit elle pouvait se trouver. Et pendant ce temps il faudrait qu’elle attende sur ce pont, trempée comme une souche, et qu’elle n’adresse la parole à personne. Il y a des cinglés à tous les coins de rue, disait sa mère. En y songeant elle ne put s’empêcher de se tordre les mains.
« Hé petite, dit alors une voix avec à propos. T’es perdue ou quoi ?
Elle sursauta, chercha d’où venait le son et croisa les bras haut sur sa poitrine.
« Non, se força-t-elle à sourire. J’attends mon père. Il est allé chercher la voiture.
—Ah, d’accord. T’avais bien l’air perdue, pourtant.
C’était un homme fin et plutôt âgé, qui se tenait près du pilier du pont. Il était aussi mouillé que s’il avait pris une douche tout habillé, même s’il tendait au-dessus de sa tête un grand imperméable noir. Les gouttes de pluie y rebondissaient comme des petites billes transparentes. Il n’avait pas l’air cinglé, mais ce genre de chose ne se lit ni sur un visage ni dans un comportement, disait sa mère. Si tu te perds un jour, tu restes où tu es et tu attends, sans adresser la parole à personne, pas même un policier s’il est tout seul.
« T’as qu’à venir t’abriter là-dessous le temps que ton père revienne, dit le type. Tu vas attraper la mort, à rester comme ça sous l’eau. »
Elle secoua la tête et grelotta, pestant contre son corps qui la trahissait.
« Oh bon, comme tu veux. »
Quelques minutes s’écoulèrent, mais son père ne revenait pas. Elle s’était détournée de l’homme et s’obligeait regarder loin par-dessus la foule, avec sur le visage une expression d’attente fébrile. Il va arriver, il devrait déjà être là d’ailleurs, c’est juste une question de secondes, signifiait cette expression. Mais elle ne faisait déjà plus illusion.
« Je suis un magicien » avait repris le type, dans son dos.
Emilie ne s’était même pas retournée.
« C’est pas des blagues, je suis vraiment un magicien. Enfin, plutôt un genre de chamane, peut-être. Mais c’est presque pareil. Si tu veux, je te montre un tour. »
Poussée par un brusque sentiment d’agacement, elle lui avait face :
« Monsieur, je ne veux rien du tout, j’attends juste mon père. »
Mais en le voyant à nouveau, elle l’avait trouvé misérable. Il était véritablement maigre et voûté, et ses bras tremblaient pour maintenir la cape au-dessus de sa tête. Sans compter que l’expression de son visage était transparente : on y lisait une tristesse profonde, à peine éclairée par la courte joie qu’apporte une conversation amicale. Elle avait regretté le ton de sa réponse et avait ajouté, avec un petit sourire d’excuse :
« Et vous, qu’est-ce que vous attendez ici ? »
—Je me préparais à rentrer chez moi. J’avais pris ma décision mais je t’ai vue, et je me suis dit que t’avais l’air perdue. On peut pas abandonner comme ça une enfant de ton âge perdue sous la pluie. Tu devrais vraiment t’abriter, regarde-toi, t’es trempée jusqu’aux os.
—C’est où, chez vous ? »
Il n’est peut-être pas français, avait-elle pensé. Quelque chose dans sa posture ou sa façon de parler lui donnait l’aspect d’un étranger. Chez lui, c’était sûrement un pays éloigné, comme la Roumanie ou l’Ukraine. Elle avait remarqué qu’il était pieds nus et songeait au mot clandestin, sans bien connaître sa signification. Elle avait frissonné de nouveau. L’homme avait raison en tout cas, ses vêtements étaient gorgés d’eau.
« Quelque part par là, il avait dit, en montrant le fleuve. Dans cette direction. »
Elle l’avait examiné quelques instants, pour deviner s’il se moquait d’elle ou s’il avait des intentions malhonnêtes. Des intentions de taré. Ca se voit jamais sur un visage, répétait sa mère en pensée. Ils ont toujours l’air gentil.
« Je sais ce que c’est un chamane. C’est pas un magicien.
—Ah bon ? Tu utiliserais quel mot, toi ? Un sorcier ?
—Ben je dirais que c’est un chamane. »
Les dernières cendres est disponible exclusivement sur Amazon, au format numérique.
14 commentaires – 4,5 étoiles sur 5
En relisant des passages d’un livre, je suis tombée sur une page où l’auteur résumait la pensée de Schopenhauer… et j’ai songé : ha! Les dernières cendres. 🙂 Enfin, j’y ai d’autant plus songé que je savais que Schopenhauer avait changé ta perspective vers la fin 2013 (c’est d’ailleurs mon hypothèse que c’est ce qui a fait naître Blaise Jourdan… je veux dire qu’au-delà de la coïncidence dans le temps, cela a représenté un moment de fondation).
Ça m’a rappelé aussi que je ne t’avais pas fait de retour sur cette nouvelle, en dehors d’avoir mentionné que c’était celle que j’avais « à la fois le plus et le moins aimée ». Le plus, parce qu’on ne peut qu’être touchée par un sujet de cette ambition, et qu’il y a des parties vraiment superbes lorsqu’il est question du cosmos, justement. On s’y croirait, c’est merveilleux.
Le moins, parce que le reste, l’espèce d’histoire-squelette qui sert de prétexte à la nouvelle, j’en ai bien aimé l’idée, mais pas tellement le rendu. J’ai trouvé l’écriture assez fade, assez plate, surtout si je compare avec la plupart de tes autres textes. L’aspect positif, c’est que je crois que tu t’es tout simplement amélioré depuis. Il se trouve que j’ai lu une de tes premières nouvelles (publiées) après les plus récentes, ce qui explique ce paradoxe temporel. Si je souhaitais que ta première œuvre fût autre, alors les suivantes ne seraient probablement pas non plus telles qu’elles sont, et je ne serais pas en mesure aujourd’hui de formuler ce vœu. Donc, tout bien considéré, je ne le formule pas.
J’aimeJ’aime
Décidément, je rate toutes tes interventions… Je viens de découvrir ce commentaire… Merci ! Et en effet, la création de cette nouvelle est assez chaotique. J’ai mis énormément de temps à l’écrire, principalement parce que je ne savais pas bien ce qu’elle racontait. J’ai compris son véritable sens en partie via Schopenhauer, ça a fini par me tomber dessus comme un flash. D’ailleurs tes déductions sont assez bonnes je crois, il y a eu un avant et un après Schopenhauer dans ma façon de voir le monde et d’écrire (ainsi que d’autres événements dans ma vie).
Concernant la critique proprement dite, je suis très content que les descriptions du cosmos t’aient plu, c’est vraiment là que j’ai tout donné ^^ Sur le reste, je n’avais pas l’impression que ce soit si plat, mais je ne l’ai pas relue depuis longtemps. En effet, toutes les autres nouvelles du site sont plus récentes, et il se peut qu’on voie une évolution de mon style, je ne m’en rends pas compte.
J’aimeJ’aime